James Eastland and anticommunism
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉALDE LA DÉMAGOGIE EN AMÉRIQUE:
LE SÉNATEUR JAMES O. EASTLAND DU MISSISSIPPI
ET LA RËPRESSiûN ANTiCûiviMüNiSTE ENVERS
LES MILITANTS DU MOUVEMENT DES DROITS CIVIQUES, 1948-1965
MÉMOIRE
PRÉSENTÉ
CûMME EXiGENCE PARTiELLE
DE LA MAÎTRISE EN HISTOIRE
PAR
VICKI ONUFRIU
FÉVRIER 2007
UI\IIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
Service des bibliothèques
Avertissement
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Avant-propos
La démagogie est, selon le Petit Larousse. une attitude consistant à flatter les aspirations à la facilité· ou les préjugés du plus grand nombre pour accroître sa popularité, obtenir ou conserver le pouvoir. 1
Le titre de ce mémoire. « De la démagogie en Amérique» nous a été inspiré, il va sans dire, par la lecture du classique de Tocqueville, « De la démocratie en Amérique ». Tocqueville. dans un document qu'il a écrit pour lui-même, intitulé « Mon instinct, mes opinions ». fait cette déclaration: « [...] Je hais la démagogie, l'action désordonnée des masses, leur intervention violente et mal éclairée dans les affaires, les passions envieuses des basses classes, les tendances irréligieuses.
Voilà le fond de "âme.2 »
Notre analogie avec les écrits de Tocqueville est à la fois ironique et logique. Ironique, parce que les termes « démagogie» et « démocratie» semblent à l'opposé l'un de "autre dans leur signification, mais les mots se ressemblent lorsqu'ils sont épelés. Mais l'analogie est aussi logique; Tocqueville laisse à penser que ce sont les excès de la démocratie qui engendrent la démagogie. La tyrannie de la majorité imposerait en effet au politicien à satisfaire l'opinion publique afin qu'il soit réélu; si ce peuple veut bafouer les droits civiques d'un groupe parmi les siens, le politicien se rangera à ses côtés et fera en sorte de lui obéir.
Cette citation de Tocqueville nous apparaît étonnamment pertinente pour notre analyse de la démagogie du sénateur ségrégationniste James O. Eastland. Sa démagogie fut exercée surtout dans le but de nuire aux militants des droits civiques pour les Afro-Américains, en les calomniant par des allégations discutables
1 Le Petit Larousse illustré, édition 2005, p. 344.
2 Alexis de Tocqueville, « Mon instinct, mes opinions », Écrits et discours politiques, texte établi et annoté par André Jardin, Éditions Gallimard, Tome III, vol. 2, 1985 (c1840), p. 87.
III
d'influence communiste. Mais si la population du Mississippi, l'État qu'il représentait, n'avait pas été aussi ségrégationniste, réactionnaire et pour la suprématie de la race blanche, aurait-on assisté à de tels abus du système démocratique américain ? Nous en doutons fortement. C'est ce que nous chercherons à démontrer dans ce mémoire.
Remerciements
Ce mémoire n'aurait pas pu être écrit sans l'appui de notre directeur de recherche,
M. Greg Robinson, dont les connaissances et la générosité n'ont pas de limite.
Nous remercions également tous ceux qui nous ont permis d'écrire ce mémoire: famille, amis et professeurs. Le présent lecteur est inclus d'office dans l'une ou plusieurs des catégories mentionnées ci-dessus...
v.a
Table des matières
AVANT-PROPOS
explication du titre du mémoire, remerciements '" p. ii
INTRODUCTION
c) Mélange des notions de ségrégation raciale et
d'anticommunisme chez Eastland.............................................. p.4
e) Problématique: Première question............................................ p.6
LISTE DES ABRÉVIATIONS, SIGLES ET ACRONyMES
........................... p.
vi
RÉSUMÉ DU MÉMOIRE
..... p.
vii
a) Présentation du sujet
... p.
1
b) Commissions et sous-commissions sénatoriales
....................... p.
1
d) Période chronologique traitée dans ce mémoire
........................ p.
5
f) Problématique: Deuxième question
.......................................... p.
8
g) Stratégies démagogique.s
.... p.
10
CHAPITRE 1
: Historiographie combinée: anticommunisme,
mouvement des droits civiques et James O. Eastland.................... p.15
CHAPITRE 2
: 1948-1954 : PÉRIODE « PRÉ-BROWN}) :
ENVOL DE LA CARRIÈRE POLITIQUE DU SÉNATEUR
EASTLAND.....................................................................................
p.32
2.1
Programme des droits civiques de Truman et création
du States' Rights 1Dixiecrat Party (1948) p. 33
2.2
Eastland, chairman du Civil Rights Subcommittee (1949-1952)
..... p.40
2.3
Création du Senate InternaI Security Subcommittee (SISS)
et membership d'Eastland (1951 )............. p.42
2.4
Investigation du SISS : Southem Conference Educational
Fund (SCEF) (1954)....................................................................... p.43
v
CHAPITRE 3
: 1954-1960: L'ARRÊT BROWN ET LA RÉSISTANCE
DU SÉNATEUR EASTLAND
...... p.
67
3.1
Arrêt Brown v. Board of Education, Topeka, Kansas (1954)
......... p.67
3.2
Création du White Citizens' Council, rallies et discours
réactionnaires d'Eastland (1954-1956)
............................... p.
77
3.3
Eastland, chairman du SISS (1955) p. 90
3.4
Eastland, chairman du Committee on the Judiciary (1956)
..... ...... p.
92
CHAPITRE 4
: 1960-1965: CONTRE-ATTAQUE DU MOUVEMENT DES DROITS CIVIQUES: RÉACTIONS DU SÉNATEUR EASTLAND .. p.103
4.1
Freedom Rides (1961) . p.103
4.2
Auditions pour la nomination de Thurgood Marshall au poste
de juge de la Cour d'Appel du Deuxième Circuit (1962) . p.106
4.3
Investigation du SISS : Stanley Levison, collègue de
Martin Luther King (1962) . p. 117
4.4
Crise à l'Université du Mississippi (1962) . p.120
4.5
Freedom Summerdans le Mississippi (1964) . p. 124
4.6
Civil Rights Act (1964) . p.132
4.7
Mississippi Freedom Democratie Party (MFDP) (1964-1965)
........ p.139
4.8
Voting Rights Act (1965)
.. p.
144
ÉPiLOGUE . p.153 CONCLUSiON . p.156 BIBLIOGRAPHIE .. p.159
Liste des abréviations, sigles et acronymes
ACLU American Civil Liberties Union
AFL-CIO American Federation of Labor -Congress of lndustria1 Organizations
COFO Council of Federated Organizations
COINTELPRO Counter Intelligence Program
r-Anr- "' .E n __:_. r.-..._l:.L.•
vur\!:: vUII':::I't:'>'> UI I\al;/al cl/ualllY
FBI Federal Bureau of Investigation FEPe Fair Emp!oyment Practices Committee
HUAC House on Un-American Activities Committee LDF NAACP Legal Defense and Educational Fund MFDP Mississippi Freedom Democratie Party MSSC Mississippi State Sovereignty Commission NAACP National Association for the Advancement of Colored People NLG National Lawyers' Guild
PC Parti communiste SCEF Southern Conference Educational Fund SCHW Southern Conference for Human Welfare SCLC Southern Christian Leadership Conference SISS Senate Internai Security Subcommittee SNCC Student Nonviolent Coordinating Committee WCC White Citizens' Council
Résumé
Ce mémoire analyse le caractére démagogique dans le discours et les actions du Sénateur James O. Eastland (1904-1986), qui a représenté l'État du Mississippi de 1942 à 1978. Eastland était un partisan reconnu de l'anticommunisme, ainsi que de la ségrégation raciale et de la suprématie de la race blanche. Nous démontrerons cûmment, afin d'entiavei les actiûns dü mûüvement des diûitS civiqües pûüi les Afro-Américains, le Sénateur invoquait de façon démagogique l'anticommunisme pour justifier ses opinions réactionnaires. Nous concentrerons notre recherche sur les années allant de 1948 à 1965, dans le contexte de la « chasse » aux Communistes et aussi de l'expansion du mouvement des droits civiques.
Nous aborderons deux questions importantes dans notre projet : dans un premier temps, nous préciserons le degré réel d'influence du communisme chez les partisans du mouvement. Les accusations d'Eastland étaient-elles fondées? En fait, selon nous, l'idéologie communiste avait une influence trés limitée dans le mouvement des droits civiques durant cette période, car l'alliance avec les Communistes aurait fait plus de tort que de bien au mouvement.
Ensuite, nous démontrerons quelle fut la place de ces accusations dans l'idéologie ultra-conservatrice du Sénateur Eastland, et à quel point elles furent utiles pour ses visées ségrégationnistes. Notre hypothèse sur cette question est qu'Eastland a stigmatisé ceux qui contestaient un tant soit peu la traditionnelle American Way of Life. Revendicateurs de leurs droits et libertés, les partisans du mouvement ont longtemps été étiquetés comme des radicaux.
Nous analyserons et déterminerons si les discours d'Eastland, prononcés tant au Sénat que devant la presse, ou encore devant des partisans d'une organisation suprémaciste blanche, le White Citizens' Council, étaient de fait de caractère démagogique. Nous étudierons également l'impact préjudiciable d'Eastland au sein des commissions et sous-commissions sénatoriales, qui avaient entre autres pour fonction d'étudier les projets de loi, et de mener des enquêtes sur des individus et organisations considérés comme étant subversifs, ce qui conduisit à de multiples abus envers les militants des droits civiques.
Nous pouvons conclure suite à notre recherche que les agissements du Sénateur Eastland étaient effectivement de nature démagogique, car les accusations qu'il a portées étaient calomnieuses et tendaient à exploiter les préjugés racistes de ses concitoyens. D'ailleurs, nous constatons que ces accusations constituèrent le moyen le plus efficace qu'Eastland a pu trouver pendant quelques années pour entraver efficacement le mouvement des droits civiques. Cependant, malgré ses efforts soutenus, Eastland ne parvint pas à contrer les changements sociaux des années 1960. Son combat était perdu d'avance: il n'aura réussi qu'à retarder l'inévitable.
Mots-clés: États-Unis, 208 siècle, Congrès, ségrégation, maccarthysme.
Introduction
a) Présentation du sujet
Dans nos lectures sur les droits civiques aux États-Unis, nous avons observé qu'un politicien en particulier a joué un grand rôle dans la résistance face au mouvement des droits civiques pour les Afro-Américains. Le Sénateur James O. Eastland du Mississippi est peut-être plus méconnu au Québec que d'autres politiciens américains réactionnaires, comme Joe McCarthy, George Wallace, Barry Goldwater ou Strom Thurmond; cependant il représentait une figure mythique chez la population sudiste aux États-Unis, dans les années 1950 et 1960.
James Oliver Eastland (1904-1986), un avocat et propriétaire millionnaire d'une grande plantation de la région du Sunflower County, au Mississippi, devint Sénateur pour la première fois en 1941, pour combler temporairement une vacance causée
par le décès du Sénateur Pat Harrison. !! prendra goût à la vie polit:que, représenta
le Parti démocrate aux élections sénatoriales de 1942 et remporta la victoire; puis il se fit réélire à celles de 1948, 1954, 1960, 1966 et 1972, pour finalement se retirer en ·î9ï8.
Le Sénateur Eastland était un homme aux opinions tranchées qui avait des positions ultra-conservatrices. En effet, c'était un partisan reconnu de l'anticommunisme, ainsi que de la ségrégation raciale et de la suprématie de la race blanche. Comme beaucoup d'autres ségrégationnistes, il était prêt à tout pour entraver les actions du mouvement des droits civiques en pleine expansion durant les années 1950.
b) Commissions et sous-commissions sénatoriales
Il devint un homme influent à travers son implication dans le système des commissions sénatoriales. Ces commissions divisent le travail législatif et les sénateurs qui en sont membres « élaborent et étudient les projets de loi avant de les
2
présenter aux chambres. Elles [les commissions] ont le pouvoir de mener des enquêtes, de convoquer des témoins et de prendre toute autre mesure associée au travail législatif, comme la surveillance de la bureaucratie.1 » En fait, le travail accompli dans ces commissions constitue l'essentiel du travail des membres du Congrés. Ces derniers s'investissent dans les commissions qui correspondent le mieux à leurs intérêts personnels; Eastland, lui, se préoccupait surtout d'agriculture, de sécurité interne et des questions relevant des droits civiques.
Il fut donc président (chairman) du Civil Rights Subcommittee entre 1949 et 1952; cette sous-commission se consacrait spécifiquement aux droits civiques. Puis il devint chairman de tout le Senate Committee on the Judiciary de 1956 à 1978. Ses opinions ultra-conservatrices ont donc pu influencer de façon néfaste cette commission, qui s'occupe entre autres du domaine des droits civiques, mais également de tout ce qui concerne les affaires judiciaires en général. Le Sénateur se vantait d'ailleurs en 1966 que sa commission judiciaire fut le « cimetiére des projets de loi sur les droits civiques.2 » En effet, plus de 120 projets de loi portant sur ce sujet ont été bloqués par Eastland et ses alliés au cours des dix premières années de présidence du Sénateur au sein de la Commission.;j Les rares lois à caractère libéral qui ont réussi à passer durant les années 1950 et 1960 ne l'ont été que grâce à des manoeuvres ayant pour but de contourner ou de neutraliser cette commission.4
Par ailleurs, le Judiciary Committee a d'autres fonctions stratégiques, comme par exemple la confirmation ou le rejet de toutes les nominations présidentielles à caractère judiciaire. y compris celles des juges de la Cour suprême. On y contrôle
1 Joseph Allan Frank, «Le Congrès», Le système politique américain, Montréal, Les Presses de
l'Université de Montréal, 1994, p. 227-228.
2 Robert Sherrill, "Jim Eastland, Child of Scorn, " Gothic Politics in the Deep South: Stars of the New
Confederacy, New York, Grossman Publishers, p. 214.
3 Charles O. Lowery, "EASTLANO, James Oliver", The Scribner Encyclopedia of American Lives,
New York, Charles Scribner's Sons, vol. 2, p. 269; Peter Schuck, The Judiciary Committees :A Study
of the House and Senate Judiciary Committees, New York, Grossman, p. 9.
4 New York Times, 20 février 1986, p. 023.
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aussi les nominations du Département de la Justice, au sein de la branche exécutive du gouvernement. En tant que chairman de la commission judiciaire, Eastland détenait implicitement certains pouvoirs. Avec son droit de veto ou son pouvoir de retarder la confirmation de toutes ces nominations (comme dans le cas de la nomination du renommé juriste des droits civiques Thurgood Marshall, un AfroAméricain, au poste de juge associé en Cour d'Appel du Deuxième circuit), le Sénateur Eastland était effectivement un homme puissant et craint des autres membres du Congrès, et même du Président des États-Unis, surtout les présidents Eisenhower et Kennedy. Voilà pourquoi il put obtenir d'eux plusieurs larges concessions en échange de sa collaboration, même minime, sur certains dossiers.
Finalement, le Sénateur Eastland fut membre du SISS (Senate InternaI Security Subcommittee, soit une autre sous-commission qui relevait du Committee on the Judiciary) de 1951 à 1955, puis son chairman jusqu'en 1977, soit jusqu'au moment de la dissolution de cette sous-commission. Le SISS était une institution sénatoriale à caractère inquisitorial créée à la suite de l'adoption de l'internai Security Act de 1950 (ou McCarran Act), loi qui donnait au Congrès le mandat de repérer les individus et les organisations subversifs. Le SISS avait donc pour but d'enqUêter sur toute menace potentielle à la sécurité interne des États-Unis en ces temps de guerre froide, et surtout d'enquêter sur la menace communiste en procédant à des auditions de témoins. La sous-commission était en cela comparable aux autres commissions d'enquête antisubversives en opération à cette époque, comme le HUAC (House Un-American Activities Committee) ou la sous-commission d'enquête du légendaire sénateur inquisitorial Joseph McCarthy, le Permanent Investigating Subcommittee of the Senate Committee on Government Operations. Le Sénateur Eastland a donc affiché son anticommunisme en s'engageant dans le SISS.
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c) Mélange des notions de ségrégation raciale et d'anticommunisme chez East!and
L'engagement de James Eastland dans ces commissions et sous-commissions dénote donc son désir d'user de son influence dans des domaines d'intérêt variés, comme la résistance au mouvement des droits civiques pour les droits des AfroAméricains et la lutte contre le communisme. I\lous irons cependant plus loin dans nos affirmations en disant que souvent, les notions d'anticommunisme et de ségrégation raciale se confondaient dans le discours du Sénateur; il invoquait parfois l'une pour justifier l'autre. Ainsi, plusieurs fois Eastland et ses collègues ont cité des militants pour les droits civiques des Afro-Américains à comparaître devant le SISS, car ils étaient accusés d'avoir pris part à des activités subversives et même d'être communiste. Ces allégations étaient non-fondées la plupart du temps; cependant, elles réussissaient généralement à discréditer les personnes appelées à témoigner et à leur nuire autant personnellement que professionnellement. Ceci nous méne à nous demander comment le Sénateur Eastland a utilisé la ferveur anticommuniste de cette époque pour en arriver à ses fins sur la question raciale.
Rappelons qu'en ce qui concerne cette question, le Sénateur Eastland n'a toujours eu qu'un seul but: celui d'empêcher l'intégration des races, ou de perpétuer la ségrégation raciale. Pour ce faire, il a trouvé une stratégie efficace: celle d'accuser les différentes organisations des droits civiques d'être sous la coupe des forces communistes ou subversives, afin de leur mettre des bâtons dans les roues. Il a accompli cela par le biais des commissions sénatoriales, mais aussi par ses discours manipulateurs devant les médias et devant des organisations prônant la suprématie de la race blanche, comme le White Citizens' Council. Nous traiterons dans ce mémoire de cette répression que le Sénateur Eastland a menée contre le mouvement des droits civiques ainsi que contre tous ceux qui appuyaient ou favorisaient ce mouvement (comme la Cour suprême, et aussi la presse libérale), et comment l'anticommunisme a servi de couverture à la répression par ces différents moyens. Eastland n'a certes pas été le premier ni le seul à utiliser cette tactique
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démagogique pour entraver les militants du mouvement dans leurs actions -J. Edgar Hoover, directeur du FBI de 1924 à 1972, en était un autre exemple mais le Sénateur a été sans contredit le fer de lance de ce stratagème. Il s'agissait bien de démagogie, puisque Eastland a exploité les préjugés que ses concitoyens entretenaient déjà à l'endroit des Afro-Américains (comme la soi-disant infériorité des personnes de race noire), ainsi que les préjugés qu'ils avaient envers les militants des droits des Afro-Américains (comme leur soi-disant radicalisme). Il a donc pu capitaliser sur les peurs que les Américains avaient développées à l'encontre de ces « radicaux », dans ces années où la moindre dissension était considérée comme suspecte.
d) Période chronologique traitée dans ce mémoire
Nous avons choisi de concentrer cette recherche sur les années allant de 1948 à 1965. L'année 1948 est marquante à cause du programme de droits civiques que le Président Truman et son équipe ont choisi de présenter au coeur de la nouvelle plate-forme électorale, élaborée en prévision des élections à la fin de cette année-là. Cette nouvelle orientation du Parti démocrate mena à !a création d'un troisième groupement politique, le Dixiecrat Party, qui représenta en 1948 les intérêts spécifiques des Sudistes mécontents. C'est également l'année où l'on voit la montée
par ailleurs que le Sénateur Eastland a très peu établi de liens directs entre le mouvement des droits civiques et les Communistes dès 1948, mais davantage au cours des années suivantes. Cependant, nous trouvons qu'ii est nécessaire de remonter jusqu'en 1948 pour trouver l'origine de la puissance d'Eastland parmi ses collègues et son électorat.
Quant à l'année 1965, elle est marquée par plusieurs événements: par l'adoption du Voting Rights Act qui assure le droit de vote aux Afro-Américains, par l'enlisement de la Guerre au Vietnam, par la radicalisation des mouvements noirs et des mouvements pacifistes; mais surtout par le début du déclin progressif de
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l'influence ultra-conservatrice du Sénateur Eastland auprès de ses confrères, du reste du gouvernement américain et de la société sudiste en pleine évolution.
Nous précisons d'emblée que dans notre mémoire, nous avons dû faire une sélection parmi les événements importants de la longue carrière d'Eastland. À cause du manque de sources disponibles et du nombre limité d'informations qui circulent aL! sujet du Sénateur dans les études où i! est fait mention de lui, nous ne pouvons qu'évoquer ses agissements répréhensibles les plus documentés. Il va de soi que de nombreux autres agissements abusifs semblables se sont produit, sans que nous ayûns assez de détails pûür en expliqü6i les circûnstances et les cûnséqüences.
e) Problématique: Première question
À travers la pensée d'Eastland, nous aborderons deux questions importantes, dans les différents événements survenus entre 1948 et 1965 que nous traiterons dans notre mémoire. Dans un premier temps, nous préciserons -sommairement, du moins -le degré réel d'influence du communisme chez les partisans du mouvement des droits civiques. Puisque le Sénateur Eastland allègue que les militants du mouvement sont influencés par des forces communistes -qu'ils en soient conscients ou non -il nous semble nécessaire de déterminer si ces allégations étaient quelque peu fondées.
Certes, il est reconnu que les Afro-Américains avaient tendance, depuis le début du XXe siècle, à sympathiser avec les milieux de gauche, peut-être parce que ces milieux les stigmatisaient et les discriminaient beaucoup moins que les autres milieux de la société américaine. Le Parti communiste prenait même souvent la défense des Afro-Américains accusés injustement, comme par exemple dans J'affaire de Scottsboro, au début des années 1930, où des adolescents noirs ont été faussement accusés du viol de deux femmes blanches et sudistes. Il est donc facile de comprendre que, malgré quelques anicroches, certains Afro-Américains aient pu
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être attirés par le militantisme dont le PC faisait apparemment preuve sur la question de l'égalité raciale. Comme le dit l'historien Howard Zinn :
[...] les Noirs étaient réalistes et savaient qu'il était assez difficile de trouver chez les Blancs des alliés exempts de toute arrière-pensée.
Les Noirs n'étaient pas aussi anticommunistes que les Blancs. Ils ne pouvaient pas se permettre ce luxe tant les alliés étaient rares.5
Il Y avait même quelques militants célébres pour les droits des Afro-Américains qui étaient devenus ouvertement pro-communistes à un moment de leur vie, comme le chanteur Paul Robeson, ainsi que les écrivains et érudits W.E.B. Du Bois et Herbert Aptheker (qui lui, était un Blanc). Sans doute pensaient-ils qu'aprés avoir tenté toutes les autres options intermédiaires, le communisme restait la meilleure manière de sortir les Afro-Américains de leur marasme économique et de l'exploitation ouvrière à laquelle ils ètaient soumis depuis la fin de l'esclavage au XIXe siècle.
Mais la position pro-communiste de Robeson, Du Bois et Aptheker n'était pas partagée par l'ensemble de la communauté noire; il serait faux d'affirmer que cette communauté était homogène dans ses positions. À preuve, la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), qui était alors l'organisation la plus influente au sein de la communauté noire, fera une purge parmi ses militants à la fin des années 1940, et fera aussi limoger Du Bois de son poste de directeur de recherche de l'organisation. De plus, en consultant les archives de la NAACP, on peut voir que, dans les années 1950, ses membres ne semblent pas du tout attirés par le communisme. En effet, leur correspondance regorge de dénégations de croyance en des convictions politiques communistes; de leur volonté de prouver leur loyauté envers les États-Unis; de leur exaspération lorsque le PC s'entête à appuyer
~ Howard Zinn, « Ou bien explose-t-il », Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours, Montréal, Lux, 2002, p. 507-508.
la NAACP; et des précautions que la NAACP doit prendre afin d'éviter d'être infiltrée par des agents subversifs.ô Cela démontre que la plupart des Afro-Américains réalisaient, avec le début de la guerre froide, qu'une alliance avec les Communistes se révèlerait contre-productive. Effectivement, une telle alliance fournirait des munitions à ceux qui dénoncent leur action revendicatrice, car ces derniers pourraient alors accuser les militants d'avoir pris part à des activités subversives.
C'est pourquoi notre hypothèse de base pour cette question est que, malgré l'attirance des Afro-Américains et des militants du mouvement des droits civiques pour les milieux de gauche, dans les faits l'idéologie communiste avait une influence très Iimitèe au sein du mouvement durant la pèriode de 1948 à 1965. Nous estimons que les enjeux étaient trop importants pour que la communauté noire et ses militants prennent le risque de se discréditer en s'alliant au PC.
f) Problématique: Deuxième question
Ensuite, en se basant sur notre prémisse que la plupart des militants des droits civiques n'étaient pas influencés par le communisme, nous répondrons à notre deuxième question. Nous démontrerons quelle fut la place de ces accusations démagogiques dans l'idéologie ultra-conservatrice du Sénateur Eastland, et à quel point elles furent utiles pour ses visées ségrégationnistes.
6 "II: A186: Civil Rights Mobilization, Communist Influence"; "II : A202 : COMMUNISM : General 1951"; "II : A202 : COMMUNISM : General 1955"; "II: C329 : COMMUNISM Attacks on NAACP 195054"; "III : A76 : Communism. Attacks on NAACP as Communistic Organization, 1956-57"; et "III : A76 : Communism. Attacks on NAACP as Communistic Organization, 1958-64", National Association for the Advancement of Colored People Collection, Manuscript Division, Library of Congress; Jeff Woods, Black Struggle, Red Scare: Segregation and Anti-Communism in the South, 1948-1968, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2004, p. 9, 49, 53, 61-62, 156-157; Juan Williams, Thurgood Marshall: American Revolutionary, New York, Three Rivers Press, 1998, p. 167-171; Manning
iviaïabi€:, Race, Reto/Tli and Rebelfion . The Second Reconstructioii in Biaek Anlericd, 1945-19ô21
Jackson: University Press of Mississippi, 1984, p. 23; Gerald Horne, Black and Red: W.E.B. Du Bois and the Afro-American response to the Cold War: 1944-1963, Albany (New York), State University of New York Press,1986, p. 57-73.
La lutte anticommuniste rendait plus aisée la tâche de rallier les gens de tout le pays derrière Eastland, car la lutte pour les droits des Afro-Amèricains aurait sans doute été légitime pour une bonne partie d'entre eux. Les ségrégationnistes suprémacistes comme Eastland affirmaient que le communisme et l'intégration raciale avaient tous deux pour but de bouleverser l'ordre ètabli. En faisant valoir le slogan "Race-Mixing is Communism", Eastland cherchait à démontrer que les partisans de l'intégration raciale affirmaient que tous les êtres humains devaient être égaux en race; mais qu'en fait, ils désiraient secrétement qu'ils deviennent égaux, en classe sociale (d'où "idée du communisme). Il introduisait ainsi l'idée du complot communiste, à savoir que les militants des droits civiques cherchaient délibérément à abâtardir la race blanche en la souillant par les unions interraciales avec des personnes de race noire. De cette manière, il n'y aurait bientôt qu'une seule race, les mulâtres. Ils seraient homogènes, c'est-à-dire totalement égaux... Autrement dit, ils seraient communistes. Ceux qui croyaient en la suprématie de la race blanche se refusaient à cette éventualité, et le Sénateur Eastland est devenu leur porte-parole. On voit donc la raison pour laquelle ces gens résistèrent à l'intégration raciale: ils craignaient que l'augmentation des contacts entre les races finisse par dégénérer vers les unions interraciales tant redoutées.
Eastland et ses alliés jouaient aussi sur l'argument religieux pour légitimer leur position. Ils affirmaient que les principes de ségrégation et de suprématie de la race blanche étaient inscrits dans la Bible (voir par exemple Genèse 9:27), et que tout bon Chrétien était par conséquent ségrégationniste. S'il ne l'était pas, il était automatiquement considéré comme athée, comme le sont les Communistes. De là, il n'y a qu'un pas à faire pour relier directement les anti-ségrégationnistes aux Communistes.
Donc, malgré certaines divergences d'opinions entre Eastland et ses collègues ségrégationnistes (par exemple, on peut le comparer au Sénateur Strom Thurmond de la Caroline du Sud, qui fut candidat présidentiel pour le Dixiecrat Party en 1948),
lU
Eastland semblait se sentir menacé comme ses confrères par la puissance grandissante des militants du mouvement des droits civiques. Il était prêt à faire tout ce qui était en son pouvoir pour leur mettre des bâtons dans les roues.
Notre hypothèse sur cette deuxième question est donc que le Sènateur a intentionnellement tiré profit du contexte de la peur du communisme dans la société américaine en ces premières années de la guerre froide, pour porter des accusations de nature démagogique qui ont fait du tort au mouvement des droits civiques et à ses militants. Selon nous, le Sénateur a tiré parti du consensus de promouvoir les valeurs traditionnelles de l'American Way of Life, consensus adopté par une bonne partie des Américains. Il a ensuite rejeté ceux qui ne partageaient pas exactement ce point de vue. Eastland a associé les partisans des revendications des droits civiques avec les partisans d'un changement du système politique américain, ce qui était, selon lui, synonyme d'un renversement de la Constitution. Par conséquent, ceux qui prônaient un quelconque changement libéral dans la société américaine seront vite accusés d'avoir pris part à des activités subversives. Les partisans du mouvement des droits civiques ont èté étiquetès. Ils eurent beaucoup de mal au début de la guerre froide à attirer des sympathisants; personne ne voulait passer pour être anti-américain. Cette situation commencera à changer au milieu des années 1950, quand les gens réalisérent de plus en plus l'injustice inhérente au système ségrégationniste et que l'on vit les premières victoires contre la ségrégation et la discrimination raciales.
g) Stratégies démagogiques
l\Jous avons relevé quelques signes qui indiquent le caractère démagogique dans les propos et les agissements du Sénateur Eastland. En premier lieu, nous remarquons qu'Eastland fait beaucoup de généralisations excessives; il lui arrive à plusieurs reprises d'aller du particulier vers le général, en utilisant des exemples isolés pour établir des règles.
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Ces généralisations vont souvent de pair avec la tendance du Sénateur à exagérer les conséquences « négatives }} des événements qu'il veut éviter. Ce fut notamment le cas lorsqu'il évoqua, dans des moments critiques, la « miscégénation }} (ou "mongrelization", ou encore les unions interraciales) qui guettait les populations blanches et noires des États du Sud, si l'intégration des races était réalisée. Un autre exemple d'exagération à noter fut lorsqu'il prétendit que le passage de la loi sur les droits civiques de 1964, avec la clause d'équité dans l'emploi, allait forcer les employeurs à licencier leurs employés blancs pour engager des travailleurs de couleur.
Nous verrons dans notre mémoire qu'Eastland insiste à plusieurs reprises sur des détails importants pour lui. Il est arrivé à maintes fois, lors d'auditions de souscommissions ou de discours devant le Sénat, qu'il répète les mêmes faits ou des faits semblables, ou qu'il pose les mêmes questions aux témoins plusieurs fois de suite. Il semblait ainsi miser sur l'accumulation de « preuves », plutôt que de veiller à démontrer la véracité de chacune d'elles.
Nous avons également constaté que le Sénateur Eastland agissait de manière similaire au démagogue Sénateur McCarthy quant à la manière de mener ses investigations. Les deux Sénateurs avaient effectivement la même habitude de cibler leurs adversaires en menaçant de faire enquête sur eux. Même si ces gens semblaient irréprochables au premier abord, le Sénateur Eastland trouvait le moyen de les calomnier en les rendant « coupables par association », c'est-à-dire en les associant à des individus et des organisations ayant une réputation subversive, d'ailleurs souvent non-fondée. Ce fut le cas par exemple pour Martin Luther King, dont le conseiller juridique, Stanley Levison, était un homme soupçonné d'être un sympathisant communiste. Il y avait aussi Bayard Rustin, son conseiller stratègique, qui avait été communiste longtemps auparavant. Levison et Rustin étant plus vulnérables que King, il était plus simple de s'attaquer à eux pour ensuite les associer à King en prétendant que des Communistes contrôlaient son organisation,
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la Southem Christian Leadership Conference (SCLC). Comme McCarthy, Eastland utilisait de faux syllogismes pour accuser les militants d'être communiste: son raisonnement était que si l'organisation de la NAACP était pour la liberté des Noirs, et que le PC était pour la liberté des Noirs aussi, alors la NAACP devait être communiste. On remarque en effet qu'Eastland prit l'habitude de lier tous les gens ayant des convictions sociales-démocrates avec les Communistes, même si les deux idéologies sont très différentes.
Aussi, pour étoffer ses allégations, Eastland avait tendance à recycler les conclusions et les preuves obtenues dans des investigations antérieures du Congrès, même si ces preuves n'étaient pas très solides. Nous relevons en particulier l'exemple des auditions du SCEF en 1954 par le Senate Intemal Security Subcommittee (SI5S). Le SI5S s'était alors basé sur des déclarations contenues dans un rapport de 1947 du House Un-American Activities Committee (HUAC) sur la Southem Conference for Human Welfare (SCHW), une organisation paralléle au SCEF. Ces déclarations étaient elles-mêmes issues d'un témoignage de 1944 soidisant fiable d'un leader du Parti communiste, Earl Browder, qui avait admis que la SCHW était en fait un véritable organe de transmission du communisme à travers le Sud. Nous estimons donc que les liens subversifs sont très ténus entre la déclaration de 1944 et les allégations de 1954. Plus tard, ces mêmes preuves furent réutilisées en 1963 par la commission antisubversive de la Louisiane, afin de nuire au SCEF et à ses partisans quelques mois avant l'adoption du Civil Rights Act de 1964.7
7 United States, Congress, Senate, Committee on the Judiciary, Southern Conference Educational Fund, inc. Hearings before the Subcommittee to Investigate the Administration of the Internai Security Act and Other Internai Security Laws of the Committee on the Judiciary, United states Senate, EightyThini Congress, Second Session, on Subversive Influence in Southem Conference Educational Fund, Inc. March 18, 19, and 20, 1954, Washington, U.S. Gov!. Prin!. Off., 1955, p. 61, 64; United States, Congress, House of Representatives, Committee on Un-American Activities, Report on Southern Conference for Human Weltare. Investigation of Un-American Activites in the United States. Committee On Un-Amen'can Activites, House of Representatives, Eightieth Congress, First Session, Washington, Ü.S. Gû"vl. P(int. OfL, î947, p. 3; Lùuisiana, Legislatuïl2. Jüint CülYltydtte~ ùn üÏl-Arne(Îcan Activities, Activities of the Southern Conference Educational Fund, inc., in Louisiana, Baton Rouge, 1963-65, 3 vol.
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Un autre signe relevé de la démagogie est l'utilisation par Eastland d'analogies inappropriées pour la situation dont il était question; nous croyons qu'il tentait de convaincre les gens du bien-fondé de ses actions. Par exemple, il lui est arrivé, en dénonçant l'arrêt Brown dans un discours au Sénat, de suggérer que comme les juges de la Cour suprême avaient cité dans leur jugement les travaux de sociologues et de psychologues influencés par le socialisme, tel Gunnar Myrdal, on ne devrait pas s'étonner si la Cour invoquait directement Karl Marx dans une prochaine décision.8 Un autre exemple: au cours du même discours, il ira jusqu'à comparer son combat pour le droit des États à pratiquer la ségrégation raciale, avec le combat nationaliste mené par Gandhi en Inde, et également avec le combat mené par les Irlandais, pour l'indépendance de leur pays face à l'impérialisme britannique.9
De plus, nous observons qu'Eastland faisait preuve d'un nationalisme exacerbé, d'abord en faisant la promotion des valeurs anglo-saxonnes traditionnelles aux États-Unis. Il affirmait entre autres que la ségrégation raciale était encouragée dans la Bible, ce qui signifiait que les bons Chrétiens devaient être ségrégationnistes. Ensuite, Eastland procédait de la même manière avec la Constitution américaine, en prétendant qu'elle permettait la ségrégation raciale; les ségrégationnistes comme lui interprétaient faussement le droit constitutionnel pour convaincre les modérés de la justesse de leurs arguments. Par ailleurs, Eastland et les autres ségrégationnistes invoquaient et citaient souvent des personnalités significatives dans l'histoire américaine, tels les Péres Fondateurs comme George Washington et Thomas Jefferson, ou d'autres « héros» sudistes comme John Calhoun. Ils utilisaient même parfois des propos de personnages historiques aux idées radicalement opposées aux leurs, pour prouver leur soi-disant tolérance. Ainsi, Eastland citait souvent Abraham Lincoln et Alexis de Tocqueville. Il faut cependant préciser que toutes ces
8 Congressional Record, 27 mai 1954, p. 7252.
9 Ibid., p. 7257.
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citations étaient toujours prises hors contexte, ce qui pouvait dénaturer les propos des gens citésÎo. Donc, on voit qu'en invoquant les valeurs traditionnelles, la Constitution, et les propos de personnages historiques, Eastland voulait associer la lutte pour la ségrégation raciale avec le nationalisme américain.
Nous pouvons le constater; les tactiques d'Eastland où l'on peut déceler la démagogie sont nombreuses, variées, et utilisées à profusion, pour tenter de consolider son argumentation.
10 Voir par exemple la citation de Tocqueville qu'Eastland a citée de façon biaisée dans son discours dénonçant l'arrêt Brown et la Cour suprême. Cette citation explique le principe de séparation des pouvoirs et le système de poids et contrepoids établis par la Constitution et le rôle déterminant des juges de la Cour suprëme. Mais une partie du texte original (entre crochets) est omise par Eastland sans indication d'omission. Cela change véritablement la nature des propos nuancés de Tocqueville. Comme Eastland ne citait jamais ses sources, nous ne savons pas à quelle édition de l'ouvrage de Tocqueville il s'est référé. Nous avons quand même choisi de citer à partir d'une édition contemporaine à Eastland. Voici cette citation:
''The peace, the prosperity, and the very existence of the Union are vested in the hands of the seven Federal judges. Without them the Constitution would be a dead letter: the executive appeals to them for assistance against the encroachments of the legislative power; the legislature demands their protection against the assaults of the executive; they defend the Union from the disobedience of the states, the states from the exaggerated claims of the Union, the public interest against private
jnîeîests, and the consep.,iatlve Spiiit of 5tabiiity against tllE: ficklE:nE:ss üf tiïe ûenlocracy. Their POVvE:ï
is enormous, but it is the power of public opinion. They are all-powerful as long as the people respect the law; but they would be impotent against popular neglect or contempt of the law. The force of public opinion is the most intractable of agents, because its limits cannot be defined; and it is not less dangerous to exceed than to remain below the boundary prescribed.
[ Not only must the Federal judges be good citizens, and men of that information and integrity which are indispensable to ail magistrates, but they must be statesmen, wise to discern the signs of the times, nat afraid to brave the obstacles than can be subdued, nor slow to turn away from the current when it threatens to sweep them off, and the supremacy of the Union and the obedience due to the laws along with them. ]
The President, who exercises a limited power, may err without causing great mischief in the state. Congress may decide amiss without destroying the Union, because the electoral body in which the Congress originates may cause it to retract its decision by changing its members. But if the Supreme Court is ever composed of imprudent or bad men, the Union may be plunged into anarchy or civil war. "
Nous observons que dans l'extrait que nous avons mis en caractéres gras -qui a été omis par Eastland -il est possible que les juges de la Cour suprême aient « discerné l'esprit de leur temps et affronté les obstacles» en 1954, en prononçant l'arrêt Brown, pour imposer l'intégration raciale dans les écoles publiques. C'est une interprétation tout à fait opposée au point de vue d'Eastland sur la question, d'où, peut-être, l'omission de cet extrait. Voir Alexis de Tocqueville, Democracy in America,
NevY" YOïk, A. A. Knopf, 1945, vol. 1, 1ère partie, chap. 8, p. 151-152; Cüngrf:ss;"ülÏaf Recüïd, 27 niai
1954, p. 7254.
Chapitre 1 : HISTORIOGRAPHIE COMBINÉE: ANTICOMMUNISME,
MOUVEMENT DES DROITS CIVIQUES ET JAMES O. EASTLAND
La question des liens entre le communisme et le mouvement des droits civiques a été exploitée dans de nombreux ouvrages depuis les années 1940. Cependant, il ne semble guère y avoir d'ouvrage paru avant 1964 qui ait fait preuve de réelle impartialité. Jusque dans les années 1970, nous relevons plusieurs études commanditées par le Parti communiste ou par leurs sympathisants, notamment: "History of the Communist Party of the United States" (1952), de William Z. Foster; "The Communist Position On The Negro Question" (1947), d'un groupe d'auteurs dont Foster faisait partie; "Black Bolshevik : Autobiography of an Afro-American Communist" (1978), de Harry Haywood; "The Narrative of Hosea Hudson: His Life as a Negro Communist in the South" (;979), de Hosea Hudson; et "Negroes with Guns" (1962) de Robert F. Williams.1 À l'autre extrême, des partisans de la ségrégation raciale et de la suprématie de la race blanche écrivirent plusieurs pamphlets et périodiques qui cherchérent à discréditer les partisans des droits civiques en les liant au Parti communiste. Les articles des périodiques "The Citizens' Council" (1955-1961) et "The Citizen" (1961-1989), qui sont les journaux du White Citizens' Counci/, une organisation ségrégationniste, sont révélateurs à cet égard. Notons également le pamphlet du professeur Medford Evans, "Civil Rights Myths and Communist Realities" (1965), qui poursuit le même but que les articles du
Council.·2.
1 William Z. Foster, History of the Communist Party of the United States, New York, International Publishers, 1952, 600 p.; William Z. Foster, Benjamin J. Davis, Jr., Eugene Dennis, Alexander Bittelman, James E. Jackson, et James S. Allen, The Communist Position On The Negro Question, NY, New Century, 1947, 61 p.; Harry Haywood, B/ack Bo/shevik : Autobiography of an Afro-American Communist, Chicago, Liberator Press, 1978, 700 p.; Hosea Hudson, dir. par Nell Irvin Painter, The Narrative of Hosea Hudson: His Life as a Negro Communist in the South, Cambridge, Mass, Harvard University Press, xiii, 400 p.; Robert F. Williams, dir. par Marc Schleifer, Negroes with Guns, Chicago, Third World Press, 1973 (1962), 128 p.
2 The Citizens' Counci/ : Official Paper of the Citizens' Councils of America, Jackson, Miss., The Councils, Inc., 1955-1961, 6 vol.; The Citizen: Official Journal of the Citizens' Councils of America, Jackson, rv1iss" Trie Citizeïisl Cüuncil, Inc., 1961-1989, 28 vül.; rvÎedfoïd E;vans, Civil Rig/itS ,vÎytlis and Communist Rea/ities, New Orleans, Conservative Society of America, 1965, 39 p.
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Les historiens James W. Silver, avec "Mississippi: The Closed Society" (1964), Neil R. MclVlillen, avec "The Citizens' Council: Organized Resistance to the Second Reconstruction, 1954-64" (1971), Numan V. Bartley, avec "The Rise of Massive Resistance : Race and Politics in the South During the 1950's" (1969) et John Bartlow Martin avec "The Deep South Says "Never" " (1970) furent donc de véritables précurseurs en traitant sans propagande communiste ou suprémaciste de la résistance des Sudistes face à la volonté d'intégration des Afro-Américains. Ils soulignèrent surtout une des stratègies des plus efficaces pour entraver les actions du mouvement des droits civiques: celle de lier ses militants avec les forces subversives et communistes, dans un contexte où la guerre froide et la chasse aux Communistes ne permettaient aucune dissension dans la socièté américaine.
Dans son ouvrage, James W. Silver présente le Mississippi comme une société close, déconnectée de la réalité américaine, d'où le titre, "Mississippi: The Closed Society".3 En effet, il explique que les Mississippiens de cette époque vivaient toujours avec !'illusion que les Afro-A.méricains étaient pleinement satisfaits de leur situation socio-économique, et qu'ils désiraient maintenir le statu quo en matière de ségrégation raciale. Selon eux, s'il y a des signes de protestations, c'est à cause des
Mississippi. De plus, d'après Si/ver, les Blancs du Mississippi vivraient avec une image idéalisée du passé esclavagiste puis ségrégationniste du Sud; et entretiendraient une vision très pessimiste de j'avenir, où ies Noirs seraient ceux qui les domineraient. Les ségrégationnistes devaient donc résister aux changements qui favoriseraient la réalisation éventuelle de cette vision pessimiste. Dans ce contexte, il n'y avait pas de place pour la dissension au Mississippi; tous devaient partager les mêmes idéaux et valeurs ultra-conservateurs, sous peine d'être banni de la société. D'ailleurs, l'auteur, qui était professeur à l'Université du Mississippi au moment de la
3 New York, Harcourt, Brace and World, 1966,375 p.
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crise de l'intégration de James Meredith en 1962, sera contraint de quitter l'État en 1964, après la parution de son livre, à cause de l'hostilitè de la population locale.
La deuxième étude, celle de McMillen, traite de l'émergence de l'organisation du White Citizens' Council (WCC) en 1954, après que l'arrêt Brown soit rendu par la Cour suprême.4 L'auteur consacre tout un chapitre à l'explication de l'argumentation pro-ségrégationniste du WCC. Cela inclut !a supposée infériorité héréditaire des Noirs, de l'utilisation de la religion pour justifier la ségrégation, de la promotion du droit des États souverains à gérer leurs politiques sociales, ainsi que de
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de l'intégration raciale. De plus, McMilien met l'emphase sur la rhétorique du complot communiste ourdi par les intégrationnistes dans le but de détruire la race bianche. James Eastland y est dépeint comme ceiui qui expioitera ie pius cette tactique, entre autres en affirmant que la Cour suprême rendait des décisions procommunistes en favorisant la cause des intégrationnistes.
Contrairement à Silver, qui se consacre plutôt à l'ètude des perceptions déformées des Mississippiens à l'égard des Afro-Américains et des gens nonconformistes, et McMillen, qui étudie la résistance sudiste à travers le WCC, Bartley, dans "The Rise of Massive Resistance: Race and Politics in the South during the 1950's", choisit d'étudier la résistance sudiste dans son ensemble, à travers toutes ses manifestations au cours des années 1950, pour les comparer entre elles de façon nuancée.t> La réaction des Sudistes face à la décision Brown tient une grande place dans cet ouvrage, puisque c'est l'événement qui permit la montée de la résistance massive face aux forces du changement. Par exemple, l'auteur explique que les États du Sud n'étaient pas monolithiques dans leur position ségrégationniste: alors que les États limitrophes du Sud étaient plutôt enclins à
4 Neil R. McMillen, The Citizens' Council : Organized Resistance to the Second Reconstruction,
1954-1964, Urbana, University of Illinois Press, 1971, 397 p.
5 Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1969, 390 p.
obéir à la décision de la Cour suprême, les États du Deep South, eux, s'y opposaient farouchement. Originaire du Mississippi -l'État le plus opposé à l'intégration raciale -le Sénateur Eastland était, selon Bartley, le leader qui dirigeait le mouvement de résistance. Voici ce qu'il mentionne à son sujet:
"Often condemned as a demagogue [...], he was nevertheless a relentless crusader who was never far from where decisions were being made. And he was probably the most influential individual in shaping the direction of reaction. In a real sense Eastland was the voice of the neobourbon South, and he epitomized the cûntiadictiûns, paianûia, and indignant belligeience ûf the iesistance itself.6"
Bartley relate aussi que dans plusieurs extraits de discours d'Eastland, ce dernier accusait ies « forces anti-sudistes » d'être impliquées dans un compiot communiste pour éliminer la Southem Way of Life? Les autres sujets abordés par l'auteur sont l'idéologie du néobourbonisme (ou ultra-conseNatisme), le Dixiecrat Party, le White Citizens' Council, la doctrine de l'interposition, et la quête de la conformité; ce sont des questions qui ont à voir avec la résistance des Sudistes face à l'intégration.
La deuxiéme vague d'historiens s'intéressant aux liens entre le communisme et les militants des droits civiques des Afro-Américains apparut vers la fin des années 1980 et le début des années 1990. Ils se consacrèrent cependant davantage à l'étude des sources provenant du FBI. En effet, durant les années de l'apogée du mouvement des droits civiques, plusieurs individus et organisations militants furent soupçonnés par J. Edgar Hoover, le directeur du FBI, d'être sympathisants à la cause communiste ou de seNir de couverture au PC (ce que les réactionnaires appelaient un "Communist Front). C'était notamment le cas du Révérend Martin Luther King, qui fut mis sous enquête de façon approfondie par Hoover à partir de 1961. Plusieurs autres militants soi-disant radicaux furent investigués dans le cadre du COINTELPRO, le programme de contre-espionnage du FBI, créé pour débusquer
ti Ibid., p.117-118.
7 Ibid., p. 118-119.
lY
les éléments radicaux ou extrémistes présents dans la société américaine. Des historiens comme David J. Garrow, Kenneth a'Reilly, Taylor Branch, Arthur M. Schlesinger et Victor S. Navasky étudièrent les sources du FBI nouvellement accessibles à ce moment pour démontrer la contribution du FBI à la résistance envers les militants du mouvement.!J Ces historiens expliquèrent la dynamique de l'administration Kennedy face aux agissements de Hoover. En particulier, le rôle ambigu de Robert F. Kennedy (le frère du Président et Attorney General) fut analysé en détail. Kennedy était manifestement désireux de favoriser les militants des droits civiques; son engagement sincère ne faisait aucun doute dans la crise de l'Université du Mississippi et d'autres événements significatifs. Il est cependant clair que l'Attorney General, tiraillé par ses convictions anticommunistes, craignait qu'Hoover n'ait raison au sujet de l'infiltration du mouvement par le PC; il souhaitait aussi protéger son frère John des critiques anticommunistes. Robert Kennedy autorisa ainsi la surveillance électronique de Martin Luther King, sous la pression exercée par le directeur du FBI à son endroit. Ces concessions faites par Kennedy semblent avoir donné un coup de main aux ségrégationnistes, qui avaient l'appui de Hoover pour s'opposer aux militants.fJ
Ensuite: depuis le milieu des années 1980: une troisième vague d'historiens se tourna vers l'étude des liens effectifs ou apparents entre les militants afro-américains et le communisme, de la création du Parti communiste américain en 1919 jusqu'à
nos jours, avec une emphase particulière peur !'influence grandissante du PC chez
les Afro-Américains dans les années 1930. Il Y eut également une nette expansion des libéraux du New Deal durant ces années, et plusieurs historiens abordent la
8 David J. Garrow, The FBI and Martin Luther J
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question des tentatives des ségrégationnistes de lier ces libéraux aux Communistes. Nous pouvons penser que les historiens furent amenés à se consacrer à ces sujets dans le contexte de la fin de la guerre froide et le fait qu'il était sans doute moins tabou d'étudier les affiliations communistes de certains militants. Sans doute que les historiens craignaient moins de ternir la réputation des militants en explorant cet aspect méconnu de leur engagement socio-politique. Selon ces nouveaux paramètres, ils purent alors offrir une nouvelle interprétation des archives déjà accessibles depuis un moment. Nous citons ici plusieurs auteurs et historiens prolifiques dans ce champ d'études: Mark 1. Solomon, Gerald Horne, Robin D.G. Kelley, Cedric J. Robinson, Manning Marable, Earl Ofari Hutchinson, Mark Naison et John Egerton.1u Notons cependant que ces auteurs ne sont pas les seuls à avoir écrit à ce sujet; notre liste n'est pas exhaustive.
Depuis une dizaine d'années nous avons vu l'apparition d'une nouvelle historiographie, qui met davantage l'accent sur la résistance des Sudistes face aux militants. En ce sens, la recherche actuelle est dans la continuité des travaux amorcés par Silver, McMilien et Bartley. L'intérêt des historiens s'explique par l'ouverture de plusieurs fonds d'archives fondamentaux pour l'étude de la répression anticommuniste et ségrégationniste. " s'agit surtout de fonds d'archives d'organisations et institutions inquisitoriales telles que le White Citizens' Council et aussi la Mississippi State Sovereignty Commission (MSSC). À cet égard, l'ouverture
10 Mark 1. Solomon, The Cry Was Unity: Communists and Afn"can Amen"cans, 1917-36, Jackson, University Press of Mississippi, 1998, xxviii, 403 p.; Gerald Horne, Black and Red, 457 p.; Gerald Horne, Communist Front? The Civil Rights Congress : 1946-1956, Rutherford, N. J., Fairleigh DicKinson university Press, 1988,454 p.; Gerald Horne, Black Liberation / Red Scare: Ben Davis and the Communist Party, Newark, Del., University of Delaware Press, 1993, 455 p.; Robin D. G. Kelley, Hammer and Hoe : Alabama Communists dun"ng the Great Depression, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1990, xxiii, 369 p.; Cedric J. Robinson, Black Marxism : The Making of the Black Radical Tradition, Totowa, N.J., Biblio Distribution Center, 1983,487 p.; Manning Marable, WE.B. Ou 8üis : BJâCk Râdical DeITiûCrât, Bûülder, Colo., Paîadigm Publisheîs, 2005, xl, 284 p.; Jvi8Ï1iïiny Marable, Race, Reform and Rebellion, xii, 249 p.; Earl Ofari Hutchinson, Blacks and Reds : Race and Class in Conflict, 1919-1990, East Lansing, Michigan State University Press, 1995, 338 p.; Mark Naison, Communists in Harlem dun"ng the Depression, Urbana, University of Illinois Press, 2005, xxi, 355 p.; John Egerton, Speak Now Against the Day: The Generation Before the Civil Rights Movement in the South, Chepe! Hi!! (North Cero!i!:e), The University of !'Jorth Cero!ine Press, 1994, 704 p.
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des archives de la MSSC en 1998 a été et sera d'un apport extrêmement important pour les historiens.
Ce fut le cas pour l'historien Yasuhiro Katagiri, qui examina à fond ces archives et publia "The Mississippi State Sovereignty Commission: Civil Rights and States' Rights" en 2001.11 Katagiri se consacre à l'étude de la MSSC un peu de la même manière que McMilien l'avait fait pour le WCC. Il traite des circonstances de la fondation de la MSSC, de sa doctrine pour la suprématie de la race blanche, des luttes que la MSSC a menées, et des rôles qu'elle jouait comme organe de propagande et d'agence d'espionnage à l'encontre des militants intégrationnistes. Katagiri fait d'ailleurs plusieurs rapprochements entre le WCC et la MSSC, qui luttaient tous deux pour le maintien de la ségrégation raciale. Mais il note également la rivalité que ies deux organisations avaient pour déterminer laquelle saurait le mieux faire la promotion de la ségrégation au-delà des frontières du Sud. Il démontre ainsi que le Sud n'était pas un bloc monolithique; il existait des dissensions quant à la maniére de mener la résistance à l'intégration. Le Sénateur Eastland collabora sporadiquement avec la MSSC sur divers dossiers de la résistance sudiste; Katagiri aborde partiellement cet apport sur Eastland dans son ouvrage. Toutefois, beaucoup de travail reste à accomplir pour les historiens sur les liens entre Eastland et la MSSC, mais c'est quand même un bon début.
L'auteur David W. Southern a écrit une étude sur l'utilisation abusive par les ségrégationnistes de l'ouvrage majeur de Gunnar Myrdal, publié en 1944 et qui portait sur les conditions socio-économiques défavorables des Afro-Américains au début du XXe siècle.12 Southern explique que cet ouvrage fut leur cible d'abord à cause du portrait peu flatteur que Myrdal faisait de la société américaine, de facto inégalitaire; mais surtout, parce que les juges de la Cour suprême se sont référé à
11 Yasuhiro Katagiri, The Mississippi State Sovereignty Commission: Civil Rights and States' Rights, Jackson, University Press of Mississippi, 2001, xxxv, 348 p.
12 David W. Southern, Gunnar Myrdal and Black-White Relations: The Use and Abuse of An American Dllemma, 1944-1969, Baton Rouge, Louisiana State university Press, 1987, xviii, 341 p.
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Myrdal dans le jugement Brown v. Board of Education, qui établira l'inconstitutionnalité de la ségrégation raciale dans l'éducation publique. Ainsi, en menant une attaque en règle contre Myrdal, en l'accusant d'être un Socialiste qui sert la cause communiste, les ségrégationnistes comme Eastland voulaient en fait médire l'arrêt Brown.
Nous avons pensé qu'il serait important de comparer Eastland à quelques uns de ses collègues dans la lutte à l'intégration raciale; de cette manière, nous pourrions avoir une perspective nuancée des leaders ségrégationnistes de l'époque. L'un d'entre eux fut !e Sénateur Strom Thurmond, de !a Caroline du Sud. Ce dernier fut candidat présidentiel du Oixiecrat Party en 1948, et soutint Eastland dans la plupart de ses combats. Cependant, là où Eastland utilisait la tactique de la
répression anticommüniste envers les militants des droits civiqües, Thürmond
préférait miser davantage son argumentation sur le droit des États bafoué par l'ingérence du gouvernement fédéral. Deux ouvrages ont été écrits sur Thurmond. Celui de jack Bass et Mariiyn W. ïhompson étudie ie Sénateur d'une approche très personnelle aussi bien que politique: sa vie privée, ses relations avec les femmes et sa paternité illégitime d'une fille mulâtre y sont relatées en détail, ainsi que les nombreuses bifurcations qu'il a prises dans sa carriére (avocat au départ, il est devenu Sénateur de l'État de la Caroline du Sud, puis juge de la Circuit Court, militaire durant la Deuxième Guerre mondiale, Gouverneur de la Caroline du Sud, candidat présidentiel défait, Sénateur démocrate, et finalement Sénateur républicain en 1964 pour appuyer Barry Goldwater, candidat présidentiel conservateur). L'ouvrage est avant tout une biographie politique. 13 Par contre, l'ouvrage de l\Jadine Cohodas nous semble principalement axé sur l'analyse de l'aspect politique de Thurmond; les événements qui ont marqué sa carrière ainsi que ses convictions politiques changeantes au fil des ans. D'abord perçu comme plutôt progressiste, Thurmond deviendra un défenseur acharné de la ségrégation, puis modérera son
13 Jack Bass et Marilyn W. Thompson, Strom: The Complicated Personal and Political Life of Strom Thurmond, New York, Public Affairs, 2005, 415 p.
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point de vue sur la question raciale, vers la fin de sa carrière. Sous plusieurs points, les opinions de Thurmond et d'Eastland se rejoignirent au cours de leurs carriéres respectives, et Cohodas met cela en évidence dans ce Iivre.14
Trois ouvrages intéressants, à la fois semblables et complémentaires, ont été publiés en 2004. Celui de l'historien George Lewis traite des manières des Sudistes ségrégationnistes d'employer la rhétorique anticommuniste pour miner le mouvement des droits civiques.1b Lewis explique que plusieurs ségrégationnistes voyaient les agitateurs des droits civiques comme faisant partie d'un complot soviétique pour fomenter une révolte dans le Sud américain. Il note cependant qu'une partie des ségrégationnistes ne croyaient pas sincérement à cette rhétorique: certains d'entre eux ne l'auraient utilisée que de façon « cynique », dans le but de discréditer les militants. Il semble par ailleurs, selon l'auteur, que ces ségrégationnistes aient sélectionné leurs cibles pour faire un maximum de dommages à la réputation du mouvement. Mais il nuance aussi son argumentation en mentionnant que d'autres ségrégationnistes contestaient l'utilisation de l'anticommunisme comme stratégie de résistance, soit par principe, soit parce que cela risquait d'être fait au détriment des autres stratégies de résistance, comme la primauté du droit des États ou la menace de la miscégénation (unions interraciales). À ce titre, Lewis -qui approfondit davantage l'étude de la résistance particulière aux États de l'Upper South, comme la Virginie et la Caroline du Nord -remarque les différences dans les stratégies favorisées respectivement par les diverses régions du Sud américain. Ensuite, l'auteur insiste sur l'influence essentielle des citoyens sur leurs leaders politiques, pour expliquer l'utilisation de la stratégie anticommuniste par ces derniers; car la volonté de résistance massive au niveau du "grass roots", de la base de la société, poussait les dirigeants comme Eastland à l'inquisition démagogique pour répondre à leurs attentes. Cette façon de procéder pour en
14 Nadine Cohodas, Strom Thurmond and the Politics of Southem Change, Macon, Georgia, Mercer University Press, 1994,574 p. 15 George Lewis, The White South and the Red Menace : Segregationists, Anticommunism, and Massive Resistance, 1945-1965, Gainesville, University Press of Florida, 2004, x, 228 p.
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arriver à leurs fins avait ses avantages. D'abord, les Sudistes pouvaient plus facilement convaincre les gens du Nord des États-Unis de la justesse de leur position. De plus, les militants intégrationnistes sortirent affaiblis de cette attaque, car ils durent purger leur membership de toute personne non-conformiste, et perdirent ainsi plusieurs alliés. Finalement, les solutions qu'ils proposaient pour régler les conflits raciaux étaient discréditées parce qu'on les soupçonnait de favoriser un renversement du gouvernement par les Communistes. En contrepartie, l'utilisation de cette stratégie n'était pas un gage de succés : quelquefois leur public restait indifférent face à leurs allégations. D'autres fois la réputation de leurs cibles n'était pas entâchée. Il arrivait même que l'on découvre que l'objectif de débusquer les Communistes cachait les véritables intentions politiques des partisans de la résistance massive. Bref, on peut constater que l'efficacité de la stratégie anticommuniste était inégale.
Le deuxième ouvrage de 2004 est de l'historien Jeff Woods.lë Woods entreprend lui aussi d'étudier "utilisation de la stratégie anticommuniste par les Sudistes pour nuire au mouvement des droits civiques; mais son argumentation est quelque peu différente de celle de Lewis. Dans un premier temps, là où Lewis mettait l'emphase sur l'étude de la résistance en Virginie et en Caroline du Nord, Woods, lui, l'étudie dans les États du Deep South, dont le Mississippi. Il examine aussi la chasse aux Communistes à travers les lois anticommunistes que les législatures d'États passèrent, en visant surtout les organisations de droits civiques telle la NAACP. Les commissions d'enquête antisubversives créées dans le cadre de ces lois contribuèrent assurément à la répression, en tenant des auditions pour déceler des traces d'activités communistes parmi ces organisations; puis en publiant et distribuant les rapports des auditions comme moyen de propagande pour la résistance massive. Les commissions de souveraineté au Mississippi et en Alabama menèrent elles aussi des investigations et campagnes de propagande pour la
16 Woods, Black Struggle, Red Scare, 282 p.
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résistance. Woods affirme que le nationalisme sudiste se définissait par la défense de la Southern Way of Life face aux « menaces » venues de l'extérieur. Les Sudistes protégeaient ainsi des valeurs et des croyances ultra-conservatrices chères à leurs yeux. L'association qu'ils faisaient entre le mouvement et les Communistes était naturelle pour eux, et le Sénateur Eastland fut le premier à exploiter cette situation, comme l'écrit l'auteur:
"That Eastland's main concern was to serve the segregationist cause cannot be in doubt. [...] He fully understood the opportunity to harass the civil rights movement and win political points with his racist constituents by labeling the movement red.
He was also a sincere and devoted anti-Communist, like his contemporaries nationwide. [...] As with ail those caught up in the southern red scare, his criticism of Communism was rooted in his beliefs about centralized authority, atheism, and totalitarianism as weil as his belief that Communist promotion of racial integration endangered the southern way of life. His anti-Communism was not simply a convenient front for his racism, it was part of a world view that fused cold-war concerns with the southern struggle over segregation.17 "
Woods soutient que cette campagne de salissage a échoué aprés quelques années, car les Américains ont réalisé que les allégations des ségrégationnistes de la résistance massive étaient fausses. Mais il précise que cela n'empêcha pas les militants de subir de nombreux désagréments suite à ces attaques, et le mouvement, par crainte de représailles, dut s'aliéner l'appui de plusieurs partisans lorsque ceux-ci étaient soupçonnés de subversion.
Le dernier ouvrage paru en 2004 a été écrit par J. Todd Moye et se consacre au phénomène de la résistance massive spécifiquement dans la région du Sunflower
County, qui est le comté d'origine du Sénateur Eastland.18 Mais la militante des droits civiques Fannie Lou Hamer, du Mississippi Freedom Democratie Party
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(rvIFDP), était aussi originaire de ce comté. Situé au coeur du Delta du Mississippi, le Sunflower County était dans la région la plus prospère de l'État sur le plan agricole. On y dénote la présence de nombreuses plantations exploitées par des propriétaires terriens comme Eastland. Paradoxalement, ce comté comptait un des pourcentages les plus élevés d'Afro-Américains à travers le Mississippi, et ils affichaient un trés grand taux de pauvreté. Tous ces facteurs peuvent expliquer, selon l'auteur, pourquoi il y eut dans cette région l'apparition d'un tel mouvement de résistance face à l'intégration raciale. Il faut préciser que c'est à Indianola, dans le Sunflower County, que le premier chapitre du White Citizens' Council fut créé en 1954 après le prononcé de l'arrêt Brown. Nous pensons donc que le fait d'en savoir davantage sur le Sunflower Cou nty nous permettra de mieux comprendre les prises de position réactionnaires d'Eastland, qui était reconnu pour être un homme qui représentait bien son milieu. En effet, ce n'est sans doute pas un hasard si le Sénateur a pu se faire réélire autant de fois par les Mississippiens : Moye explique comment Eastland a su tirer parti de l'opposition entre la population du Delta et les Rednecks, les habitants blancs appauvris du reste de l'État. En effet, le Sénateur naquit dans le Delta, puis fut élevé parmi les Rednecks, avant de retourner dans le Delta à l'âge adulte pour y gérer sa plantation. Les deux groupes prenaient donc Eastland pour un des leurs, contrairement à d'autres politiciens qui ne pouvaient représenter qu'un
seul des groupes et étaient rejetés par l'autre.
L'historienne Sarah Hart Brown a énormément contribué à l'historiographie de la résistance des Sudistes. Son ouvrage porte sur trois avocats sudistes qui entreprirent un long combat contre la ségrégation raciale.19 Il s'agit de John Moreno Coe, Clifford Durr et Benjamin Smith. Ceux-ci étaient reliés au 80uthem Conference Educational Fund (SCEF), organisation sudiste intégrationniste qui fut maintes fois investiguée par des commissions antisubversives du Congrès, notamment par le S:SS. BIûWii tiaite d'aiileüis de ces teiitatives iépétitives de disciéditei le SCEF
19 Sarah Hart Brevin, Standing Against Oragons : Three Scuthern Levlyets in an Era cf Feer, Baton
Rouge, Louisiana State University Press, 1998, 308 p.
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dans des auditions anticommunistes dans le Sud durant les années 1950 et 1960, et le rôle prédominant que le Sénateur Eastland a joué en tant que chairman du SISS. Il est intéressant que l'auteure fasse remarquer le lien paradoxal entre le nationalisme d'Eastland et son manque de respect pour la Constitution: "Eastland's fervent, nationalistic Americanism survived discordantly alongside his dogmatic belief in the right of states to defy or ignore the Constitution or unacceptable American laws.20 " De plus, Brown insiste sur les conséquences néfastes que ces inquisitions ont eu sur la vie personnelle des militants et sur l'efficacité du mouvement des droits civiques dans la poursuite de ses objectifs, une fois sa réputation entachée. L'auteure a également écrit deux articles de périodiques, dans lesquels elle se consacre à l'étude de la résistance sudiste à travers la voie politique, par les inquisitions menées par les Sudistes dans les commissions du Congrès. Dans son premier article, Brown développe son analyse des commissions d'enquête antisubversives menées contre des militants sudistes qui étaient en faveur de l'intégration raciale; elle traite autant du SISS que du HUAC (House Un-American Activities Committee) et de leurs équivalents au niveau des États. Elle explique comment toutes ces commissions d'enquête, malgré un chevauchement apparent dans leurs tâches, ont en fait utilisé mutuellement les conclusions de leurs auditions pour fonder leur propre preuve. Dans son second article, Brown approfondit l'étude du conflit entre Eastland et Benjamin Smith, qui s'affronteront à plusieurs reprises
dans ces commissions d'enquête. Quelquefois Smith y agissait en tant que conseiller juridique, et d'autres fois, il était lui-même cité à comparaître.21
Dorothy M. Zellner a écrit un excellent article de périodique qui relate les auditions du SCEF par le SISS en mars 1954, dans lesquelles le Sénateur Eastland
20 Ibid., P 92.
21 Sarah Hart Brown, "Congressional Anti-Communism and the Segregationist South: From New Orleans to Atlanta, 1954-1958", The Georgia Historical Quarter/y, vol. 80, no 4, hiver 1996, p. 785-816; Sarah Hart Brown, "Redressing Southem 'Subversion': The Case of Senator Eastland and the Louisiana Lawyer", Louisiana History, vol. 43, no 3, 2002, p. 295-314.
a joué un rôle répressif essentiel.22 Elle insiste sur le caractère démagogique et abusif des interventions d'Eastland, qui tentait de démontrer de façon répétitive que les activités des militants du SCEF étaient subversives, ce qui pouvait miner les objectifs de l'organisation elfe-même.
Nous avons mentionné plus tôt les libéraux du New Oeal qui étaient persécutés pour leurs convictions égalitaires. Ces militants étaient en quelque sorte la genèse du mouvement des droits civiques; plusieurs d'entre eux furent d'ailleurs participants au mouvement. Ce fut le cas de Virginia Foster Durr, qui milita pour la Southem Conference for Human Welfare (SCHW) dès sa fondation en 1938, puis pour le SCEF par la suite. Elle sera citée à comparaître par le SISS d'Eastland en mars 1954, en pleine période inquisitoriale. Elle deviendra ensuite une figure de proue du mouvement. À ce titre, son autobiographie, parue en 1985, est très pertinente pour notre mémoire; Durr y relate les événements de 1954 de façon très personnelle, avec beaucoup d'anecdotes enrichissantes. Elle y inclut également des extraits de témoignages de son défunt mari, Clifford Durr, qui fut conseiller juridique de deux des témoins lors de ces mêmes auditions de 1954.23
David L. Chappell, lui, a rédigé un excellent article sur le rôle des idées religieuses dans la rhétorique des ségrégationnistes.24 Il affirme qu'en dépit de leur allégation que la ségrégation raciale était soi-disant approuvée dans la Bible, les leaders ségrégationnistes échouérent dans leur tentative de chercher du support parmi les autorités religieuses pour sanctionner leur cause. Celles-ci, en effet, recommandèrent l'obéissance au jugement Brown de la Cour suprême, que ces autorités aient été en accord avec le principe de la ségrégation ou pas. Chappell
II Dorothy M. Zellner, "Red Roadshow: Eastland in New Orleans, 1954", Louisiana History, vol. 33,
no 1 1992, p. 31-60.
23 Voir Virginia F. Durr, dir. par Hollinger F. Barnard, Outside the Magic Circle . The Autobiography
of Vi'J1.inia Foster Ourr, University, AL, University of Alabama Press, 1985, xix, 360 p.
2 David L. Chappell, "Religious Ideas of the Segregationists", Journal of American Studies, vol. 32,
no 2,1998, p. 237-262.
2Y
démontre que les principaux défenseurs de la ségrégation n'étaient pas convaincants lorsqu'ils invoquaient des arguments bibliques pour étayer leur position. Il affirme que nulle part dans la Bible on ne trouve d'appui à la ségrégation, alors que cent ans auparavant, les esclavagistes avaient réussi à y trouver des arguments pour légitimer l'esclavage. Chappell termine en exposant l'argument de certains ségrégationnistes que leurs opposants favorisaient l'implantation du communisme car les unions interraciales qui allaient résulter de l'intégration allaient mener à la bâtardisation des races.Lb
Howard Zinn; lui, est historien; militant des droits civiques et auteur de plusieurs ouvrages, dont "The Southern Mystique", un essai de 1964 dans lequel il explique comment le Sud est « démystifié ».26 La résistance massive des Sudistes soi-disant
réfractaires aux changements amenés par l'intégration raciale, ne sera:t pas aussi
résolue qu'ils le laissent penser. Zinn affirme que si l'intégration est réalisée de fait sans être annoncée au préalable, les Sudistes finissent par s'adapter à la nouvelle situation, poussés par ieurs intérêts personnels qui prédominent devant ie désir de maintenir la ségrégation. Il note la nécessité de faire de l'argent, de garder son emploi, et de continuer à utiliser les facilités même déségréguées.
Puis, l'historien Charles W. Eagles retrace dans un article l'historiographie récente du mouvement des droits civiques.2? Il explique quelles sont les tendances dans les sujets exploités par les historiens, et quelles sont les lacunes qu'il a observées dans l'historiographie. Il affirme qu'avec la nouvelle génération d'historiens, il y aura davantage de détachement par rapport au mouvement des droits civiques. Ils développeront de nouvelles interprétations historiques, car ils n'auront pas pris part au mouvement. Il a mentionné qu'un des champs de
:lo Ibid., p. 253-256.
26 Howard Zinn, The Southern Mystique, Cambridge, Mass, South End Press, 2002 (1964), 267 p.
27 Charles W. Eagles, "Toward New Histories of the Civil Rights Era", The Journal of Southern
History, vol. 66, novembre 2000, p. 815-848.
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recherche de prédilection de ces historiens est celui de l'étude des opposants au mouvement; autrement dit, la résistance massive. Selon Eagles, l'étude de la résistance des ségrégationnistes permettra aux historiens d'apprécier encore plus les accomplissements des militants pour les droits des Afro-Américains, et d'enrichir aussi leur histoire.:oe
Notre mémoire sur le Sénateur Eastland pourrait donc s'inscrire dans l'historiographie de la résistance massive. Des historiens ont déjà écrit deux mémoires de maîtrise et quelques articles de périodique spécifiquement sur le Sénateur Eastland. Cependant, ils nJétudient pas tous sen rôle dans la résistance
massive. Le premier mémoire, de Dan W. Smith, porte sur l'enfance d'Eastland, sa carrière juridique et ses débuts en politique dans les années 1930 et 1940. Le second mémoire, de Nick Vv'aiters, se consacre à ïétude de ïinfiuence qu'Eastiand a pu avoir dans le processus de nomination des juges de la Cour suprême, dans les premières années de la présidence Nixon (1968-1971 ).29 Pour ce qui est des articles de périodique, outre ceux de Sarah Hart Brown et de Dorothy M. Zellner, déjà cités plus tôt, nous relevons celui de Wolfgang Schlauch; il s'agit de l'étude du rôle qu'a eu Eastland dans la décision d'entreprendre le Plan Marshall pour aider à la reconstruction de l'Allemagne en 1945. Le dernier article, de Chris Myers Asch, complète l'article de Schlauch sur la question de la Reconstruction de l'Allemagne, en plus de la lutte contre le renouvellement du Fair Employment Practices Committee (FEPC), la commission qui assurait l'équité de tous dans l'emploi durant
la guerre.3D Nous pouvons donc constater qu'il reste beaucoup à exploiter dans l'historiographie spécifique au Sénateur Eastland.
28 Ibid., p. 842-843.
29 Dan W. Smith, James O. East/and: Earfy Life and Career, 1904-1942, Mémoire de maîtrise, Clinton (Mississippi), Mississippi College, 1978, 127 p.; Nick Walters, The Repairman Chairman: Senator James O. East/and and His Influence on the U. S. Supreme Court, Mémoire de maïtrise, Clinton (Mississippi), Mississippi College, 1992,81 p.
30 Wolfgang Schlauch, "Representative William Colmer and Senator James O. Eastland and the Reconstruction of Genrnany, 1945", Journal of Mississippi History, vol. 34, no 3, 1972, p. 193-213; Chris Myers Asch, "Revisiting Reconstruction: James O. Eastland, the FEPC, and the Struggle to Rebuild
GE:iTl1dnYI Î 945-î 94ô", Jouiïial of lvijssissippf Hisloty, vül. ô7, nû Î 1 2ûû5, p. Î -2ô.
31
Nous connaîtrons néanmoins de nouveaux développements dans la recherche sur Eastland dans peu de temps, car son principal fonds d'archives sera accessible en entier aux chercheurs d'ici quelques mois. Ce fonds d'archives est maintenant situé aux Archives and Special Collections Department de l'Université du Mississippi, après avoir passé plusieurs années à la Law Library du même établissement scolaire. Il fait presque 2000 pieds de long et était sensé ouvrir en 2001; cependant, ce n'était toujours pas complété au moment ou nous écrivons ces lignes, sans doute parce que James O. Eastland et ses agissements sont toujours considérés comme un sujet tabou au Mississippi. Les responsables de l'université ont communiqué avec nous en juin 2006 pour nous signaler que la Série 1 de la collection sur Eastland est désormais accessible aux chercheurs; ce sont les archives personnelles et politiques d'Eastland (correspondance personnelle, archives de sa plantation, de son cabinet d'avocat, matériel de campagne électorale, etc.). Nous sommes davantage intéressés par la Série 2 de la collection, qui se consacrera aux relations publiques et qui contiendra entre autres des textes de discours, des coupures de journaux, des communiqués de presse et des photographies. Cette dernière série ne serait disponible qu'à la fin de l'année 2006 31. L'ouverture de ce fonds d'archives dans le courant de cette année permettra certainement d'approfondir davantage l'historiographie de la résistance sudiste, en tenant compte du rôle fondamental d'Eastland dans ce mouvement ultraconservateur. C'est donc ce rôle que nous étudierons dans les pages suivantes.
31 Les responsables n'auraient commencé à faire l'inventaire de leur collection qu'à la fin de l'été 2004. Inexplicablement, nous avons pu consulter en novembre 2004 aux US. National Archives un ancien inventaire de 800 pages datant de 1976 de cette même collection. Nous avons communiqué l'existence de l'inventaire à l'université en espérant accélérer le processus de traitement du fonds d'archives. Grâce à l'inventaire, nous avons pris connaissance de façon très brève du contenu du fonds d'archives, et ainsi pu avoir accès à quelques sources au début de 2005, principalement des textes de discours du Sénateur en version intégrale qui n'étaient disponibles nulle part ailleurs.
Chapitre 2 : 1948-1954 : PÉRIODE « PRÉ-BROWN» :
ENVOL DE LA CARRIÈRE POLITIQUE DU SÉNATEUR EASTLAND
Ce premier chapitre de recherche présente ies événements qui ont conduit à l'envol de la carrière politique du Sénateur Eastland, à partir de 1948. En effet, durant son premier mandat, de 1942 à 1948, Eastland fut perçu comme une simple voix sudiste de plus au Congrès'. Il ne se démarquait pas vraiment de ses collègues dans ses prises de position et ses actions. N'eut été du virage pris par le Parti démocrate dans l'adoption d'une nouvelle plate-forme électorale et la rébellion subséquente d'Eastland, ce dernier aurait fait face à une éventuelle défaite aux élections de 1948.
Par la suite et jusqu'en 1954, Eastland gravira rapidement les échelons au sein de son parti, en obtenant plusieurs promotions inattendues. Nous verrons alors comment East/and en vint à exploiter le contexte inquisiteur de l'époque maccarthyste, en débutant sa propre chasse aux « Communistes» pour s'attaquer aux éléments libéraux présents dans la société sudiste. À ce titre, nous consacrerons une partie importante de ce chapitre à l'analyse des auditions menées par Eastland à l'encontre des membres du Southern Conference Educational Fund (SCEF), une organisation qui prônait la fin de la ségrégation raciale.
1 L'auteur Robert Sherrilt mentionne que le Président Franklin D. Roosevelt considérait Eastland comme "just another Dixie pitchman", c'est-à-dire comme un autre promoteur des intérêts du Sud. Un second auteur, Charles D. Lowery, affirme qu'Eastland n'a rien accompli de majeur dans sa première décennie en tant que Sénateur. Voir Sherrill, "Jim Eastland: Child of Scorn", p. 186; Charles D. Lowery, "EASTLAND, James Oliver", The Scribner Encyclopedia of American Lives, vol. 2, New York: Charles Scribner's Sons, 1998, p.269.
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2.1 Programme des droits civiques de Truman et création du States' Rights 1 Ofxfecrat Paf't1j (1948)
Les premières menaces sérieuses à l'ordre social ségrégationniste aux ÉtatsUnis surgirent après la Deuxième Guerre mondiale2. L'horreur dont les Américains
~ .
avaient été témoins dans le régime nazi leur fit réaliser les similitudes entre ce régime et le système ségrégationniste sudiste américain. Une bonne partie des Américains comprit qu'i! était absurde d'avoir combattu un régime raciste et fasciste en Allemagne alors qu'un régime aussi raciste existait chez eux. Beaucoup d'Américains pensaient qu'il était venu le temps d'émanciper réellement les Afro-Américains. Il était d'ailleurs paradûxal et embarrassant que les X:lle, XIVe et xve amendements à la Constitution américaine proclament que les Noirs étaient des citoyens comme les autres, alors que dans les faits ils n'étaient toujours pas considérés comme égaux aux Blancs. Cet argument était d'aiiieurs iargement exploité par les gouvernements des pays communistes pour démontrer la soi-disant hypocrisie des Américains en ce qui concernait la promotion des droits de l'Homme à l'échelle internationale. Les politiques discriminatoires du Sud des États-Unis, en donnant une mauvaise impression au reste du monde, nuisaient en effet énormément au gouvernement américain dans les relations internationales en ces temps de guerre froide. Ses dirigeants cherchaient alors à convaincre les nouveaux pays du Tiers-Monde à ne pas s'allier à l'URSS, pays symbole d'absence de la
démocratie et de liberté, selon le point de vue des Américains3.
C'est donc dans ce contexte de volonté de rapprochement dans les relations internationales que, faisant campagne pour l'élection de 1948, le président Truman et les dirigeants du Parti démocrate réalisèrent que leur avance était assez solide pour qu'ils puissent risquer de s'aliéner l'électorat ségrégationniste sudiste, si le Parti
2 Notons cependant que plusieurs historiens retracent le début du mouvement des droits civiques avec le jugement Smith v. Allwright, rendu par la Cour suprême en 1944 et qui rendait la discrimination raciale illégale dans les élections primaires. Voir Marable, Race, Reform and Rebellion, p. 17-18.
3 Cette question est largement abordée dans Thomas Borstelmann, The Cold War and the Color Une, chapitre 2, p. 45-84.
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démocrate adoptait une plate-forme électorale basée sur un programme des droits
civiques favorisant les Afro-Américains. Les Démocrates désiraient également
obtenir l'appui de l'électorat noir des États du Nord. C'est donc ce que la majorité du
Parti décida de faire après leur convention nationale. Leur nouveau programme
comprenait plusieurs projets de loi, dont une loi anti-taxe de vote (anti-poll tax law),
une loi anti-Iynchage, une loi anti-ségrégation et une loi établissant une commission
permanente pour assurer les pratiques équitables dans l'emploi (soit le Fair
Employment Practices Committee, FEPC) 4.
Suite à l'adoption de cette plate-forme électorale; les politiciens sudistes se
sentiront trahis: le Parti démocrate était « leur» parti, et ce depuis le début du XIXe
4 Plusieurs États du Sud avaient depuis la fin du XIXe siècle utilisé la taxe de vote pour les AfroAméricains comme pré-condition pour accéder au suffrage; les Blancs, eux, en étaient dispensés. La plupart des Afro-Américains étant très pauvres, ils n'avaient pas les moyens de la payer; alors cette taxe a réussi à les empêcher d'exercer leur droit de vote, qui était sensé être garanti par le XVe amendement à la Constitution, amendement adopté en 1870.
Quant aux lynchages (pendaisons), il s'agissait d'un moyen de terroriser les Afro-Américains pour les empêcher de revendiquer leurs droits, ou encore pour les empêcher de se comporter comme s'ils étaient égaux par rapport aux Blancs. C'était également un moyen de les punir lorsque certains d'entre eux commettaient des crimes, réels ou imaginaires. Les lynchages étaient une manière expéditive de sanctionner l'Afro-Américain; on le privait ainsi du droit au procès juste et équitable qu'il aurait eu s'il avaii éié Bic:if!c.
Pour ce qui est de la ségrégation raciale, cette pratique a été avalisée par l'arrêt de la Cour suprême Plessy v. Ferguson de 1896, et appliquée systématiquement dans les États du Sud des ÉtatsUnis et quelquefois dans les États du Nord. Cela consistait à faire en sorte que toutes les installations
sanita!res publiquesl les lieux de divertissementl les moyens de transport et les institutions scolaires OL!
autres soient ségrégués. Par conséquent, les populations blanche et afro-américaine ne s'y mêleraient jamais. " est probable que cela était fait d'abord dans le but de réduire le plus possible les contacts entre les Noirs et les Blancs, afin d'empêcher le développement de sympathies qui auraient résulté de la baisse de l'ignorance des Blancs sur la race noire. De plus, on peut penser que le fait que les membres des deux races obtiennent des traitements séparés et par conséquent, nécessairement inégaux, conforteraient les Blancs dans leurs idées de supériorité raciale.
Finalement, en ce qui concerne le FEPC : un programme temporaire avait été créé par le Président Roosevelt en 1941 dans le contexte de l'avènement de la Seconde Guerre mondiale. Il avait déclaré qu'il n'y aurait pas de discrimination basée sur la race, la couleur, l'origine nationale ou les croyances, parmi les employés des industries de la Défense ou du Gouvernement, cela dans le but de ne pas nuire à l'économie américaine, et plus tard, à l'effort de guerre. Mais en 1948 la guerre était terminée, tout comme le FEPC. Le président Truman voulait renouveler le programme et le rendre permanent, afin d'éliminer définitivement toute forme de discrimination dans l'emploi. Les Sudistes suprémacistes comme le Sénateur James O. Eastland du Mississippi n'étaient évidemment pas d'accord, car cela les
en-Ipêcherait de t!lel avantage de la discïinïinatiûn racialE: pÛUf réaliser de plus grands pîûfits dans les
industries.
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siècle, quand ce parti était celui des esclavagistes. Surtout depuis la Reconstruction, les Sudistes avaient démontré un attachement indéfectible aux Démocrates, à cause de tout ce qu'ils avaient subi de la part des Républicains nordistes. Après qu'ils soient restés fidèles au Parti depuis tout ce temps, voilà que les Sudistes ségrégationnistes étaient abandonnés par les Démocrates. Voici des extraits de propos que le Sénateur James O. Eastland tiendra à ce moment devant le Congrès:
"Southern people do not desire to leave the Democratie Party. We want to continue in the future as we have in the past. However, we of the South must take whatever political steps are necessary to prevent our social institutions from being destroyed by the force and power of a Government which threatens thiûügh the FBI and the Department ûf Jüstice, in tiüe Gestapû style, tû gü further than was done even in reconstruction days. Ail we demand of the northern leadership is that they stop this drive to destroy us, and govern this great country for the welfare of its people instead of being the seNant of organized pressure groups. Do not barter the institutions of the people and the sovereignty of the States for racial votes in northern States.
ln fact,theseminoritygroupstodaycontroltheGovernmentofthe United States.
Mr. President, the people of the South are expected to remain docile while their civilization and culture are destroyed, while their segregation statutes are repealed by Federal action, and while the white race is destroyed under the false guise of another civil-rights bill. We are expected to remain docile while the pure blûûd ûf the Sûüth is mûngieiized by the bartei ûf ûüi heiitage by nûrtheÏÏl politicians in order to secure political favors from Red mongrels in the siums of the great cities of the East and Middle West.[...] 5 "
Les Sudistes ne pouvaient bien sûr se rallier au Parti républicain, parti encore identifié comme celui de Lincoln et des envahisseurs yankees. D'ailleurs le Parti républicain ne soutenait pas davantage les Sudistes: lors des débats sur l'adoption du FEPC, les leaders républicains cherchérent à clore les débats, au grand désarroi des sénateurs sudistes. Eastland dira: "This proves that organized mongrel minorities control the government. l'm going to fight it to the last ditch. They're not
5 Congressional Record, 9 février 1948, p. 1193-1194.
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going to harlemize the country.6 " L'usage de termes aussi vulgaires que "mongrel minorities" (minorités bâtardes) et déplacés, comme "hartemize" (( harlémiser » 7) est une constante dans le discours démagogique d'Eastland; il s'en servait pour frapper l'imagination des gens qu'il voulait convaincre. En effet, en utilisant ces expressions Eastland laisse entendre que si la loi établissant le FEPC passait, la supériorité de la race blanche dans le Sud allait irrémédiablement se dégrader par la "miscégénation" -unions interraciales -pour finalement devenir une race bâtarde. De plus, il qualifie ces minorités bâtardes comme étant "organisées" et "Rouges" ("Red ", voir la citation au paragraphe précédent). Ces deux exemples semblent être parmi les premières traces d'allégation communiste que le Sénateur a lancées contre les partisans des droits civiques des Afro-Américains.
Bref, aucun parti ne représentait vraiment les Sudistes désormais. Pour empêcher que l'un ou l'autre parti, démocrate ou républicain, ne gagne les élections, les ségrégationnistes auront l'idée de fonder un mouvement démocrate dissident qui les représenteraient davantage: !e States' Rights Democratie Party ou Dixiecrat Party. Le Gouverneur Strom Thurmond (1902-2003) de la Caroline du Sud en était le candidat présidentiel, et le Gouverneur Fielding Wright (1895-1956) du Mississippi, se présenta aü pûste de vice-président.
Les membres du mouvement pensaient pouvoir faire élire un Sudiste au poste de président des États-Unis, ou du moins un candidat de compromis. Leur raisonnement était le suivant: étant donné que le Sud avait 127 votes sur 531 au collège électoral, les Sudistes croyaient détenir la balance du pouvoir. Ils estimaient que la population du Sud allait les appuyer et voter massivement pour les Dixiecrats, et empêcher ainsi que l'un des deux partis traditionnels aient les 266 votes nécessaires pour obtenir la majorité afin de gagner les élections. Le résultat de
6 New York Times, 6 février 1948, p. 5, cité par William C. Berman, The Politics of Civil Rights in the
Truman Administration, Columbus, Ohio, Ohio State University Press, 1970, p. 88.
1 Eastland fit ici référence au quartier de Harlem, à New York, où la population d'origine afroaméricaine
est dominante.
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l'élection se déciderait donc à la chambre des Représentants, où le Sud avait 11 des 48 votes. Les Dixiecrats se disaient qu'ils pourraient alors y bloquer les élections jusqu'à ce que les partis démocrate et républicain acceptent d'abandonner leur plate-forme électorale en faveur des droits civiques.8
Le Sénateur Eastland n'hésita pas à prendre position du côté du Dixiecrat Party. Il apporta donc un soutien total à Strom Thurmond, abandonna le Parti démocrate régulier juste avant les élections de 1948 et représenta le Dixiecrat Party aux élections. Selon Eastland, voter pour n'importe lequel des anciens partis revenait à appuyer le programme de droits civiques de Truman.9
Le Dixiecrat Party représentait toutes les valeurs qu'Eastland prônait. C'était d'abord la continuité en matière de ségrégation raciale, c'est-à-dire que ses partisans désiraient la perpétuation du système "Jim Crow" de séparation des races dans toutes les facilités publiques, ce qui caractérisait le Sud des États-Unis depuis plus d'un demi-siècle. Les Dixiecrats voulaient que cette situation demeure inchangée. Eastland affirmait que c'était la survie des traditions et de la culture du Sud qui était ici en jeu; renoncer devant Truman signifiait que ces traditions et culture du Sud allaient être détruites et bâtardisées ("destroyed and mongrelized ").10 Pour lui, forcer l'intégration raciale était donc une atteinte à la moralité de la population blanche.
Les partisans du Dixiecrat Party justifiaient leur dissidence par la revendication de la souveraineté des États, les fameux States' Rights, en rejetant le droit du gouvernement fédéral américain en matière d'affaires sociales. En effet, Eastland et ses alliés prétendaient que leur lutte n'avait rien à voir avec la suprématie blanche,
8 New York Times, 30 janvier 1948, p. 5; Congressional Record, 9 février 1948, p. 1197; Kari A. Frederickson, The Dixiecrat Revoit and the End of the Solid South, 1932-1968, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2001, p. 140.
9 Memphis Commercial Appeal, 11 septembre 1948, p. 2; Schuck, The Judiciary Committees, p. 9.
10 Memphis Commercial Appeal, 11 septembre 1948, p. 1.
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mais plutôt avec les droits des États, qui seraient abusés à leur avis par le gouvernement fédéral. Par exemple, selon eux, la loi anti-Iynchage aurait pour but d'établir un pouvoir de police fédéral; la loi anti-taxe de vote mettrait en place un contrôle fédéral des élections; et la loi du FEPC chercherait à contrôler la manière américaine de conduire les affaires, et l'American Way of Life en général." Les ségrégationnistes affirmaient donc, de cette manière, que les questions de ségrégation raciale étaient du ressort des États individuels (ceux du Sud étaient plus susceptibles d'adopter des positions pro-ségrégationnistes), que du ressort du gouvernement fédéral, plus enclin à tenir compte de l'opinion du reste de la population du pays à ce sujet.
Le Sénateur Eastland aurait été, selon l'auteur Alexander Heard, le seul sénateur à avoir ouvertement pris parti pour Thurmond durant cette campagne électorale. Il faut dire que, contrairement aux autres membres du Congrès, Eastland n'avait pas grand chose à perdre, et beaucoup à gagner. Son ancienneté parmi les Démocrates au Congrès n'était pas grande; il n'avait qu'un mandat à son actif, ayant été élu en 1942. Généralement, le système était efficace pour inciter les élus à rester dans le rang; mais dans le cas d'Eastland, il ne renonçait pas à grand chose en abandonnant son rang au sein du Parti démocrate. En réalité, il ne pouvait qu'être privé d'assignation à des commissions, perdre son ancienneté, ou encore être exclu du caucus; et lorsqu'elles étaient appliquées, ces sanctions ne duraient généralement qu'une courte période.12
D'un autre côté, si Eastland ne s'alliait pas aux Dixiecrats, il risquait de mécontenter ses propres électeurs ségrégationnistes, à qui il avait toujours affirmé ses convictions ségrégationnistes et suprémacistes. En effet, Eastland avait la réputation de toujours agir selon sa conscience: il défendait ici des valeurs et des
11 Congressional Record, 9 février 1948, p. 1195; Numan V. Bartley, The New South: 1945-1980, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1995, p. 83. 12 Alexander Heard, A Two-Party South ?, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1952, p. 24; Bartley, Rise of Massive Resistance, p. 35.
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principes conservateurs qu'il jugeait menacés par les « ennemis qui attaquent la Nation» qU'étaient les libéraux intégrationnistes. Le Mississippi étant l'un des états les plus conservateurs des États-Unis, Eastland était donc à peu près certain d'obtenir l'appui de la population mississippienne s'il représentait le Dixiecrat Party, mais incertain de sa réélection s'il choisissait de rester au sein des Démocrates et d'appuyer indirectement leur nouvelle plate-forme de droits civiques.
Par ailleurs, dans l'éventualité où le Dixiecrat Party n'obtienne pas de bons résultats aux élections, le Sénateur Eastland pouvait toujours faire amende honorable et revenir au sein du Parti démocrate au bout de quelque temps; il ne serait pas le premier membre du Congrés à changer d'allégeance de parti. Ses électeurs verraient ainsi qu'Eastland avait le mérite d'être resté fidèle à ses convictions personnelles en choisissant d'appuyer les Dixiecrats lorsqu'il le fallait.
C'est effectivement ce qui va se passer: aux élections de 1948, le Dixiecrat Party ne réussit pas à rompre le système bipartiste. Les Dixiecrats s'étaient emparé de la machine électorale et avaient remplacé Harry Truman par Strom Thurmond dans seulement quatre États: la Louisiane, le Mississippi, l'Alabama et la Caroline du Sud. Dans les autres États du Sud, le Dixiecrat Party n'était que le troisième parti sur la liste électorale, ce qui amenuisait leurs chances de remporter la victoire. Les Dixiecrats n'eurent que 39 votes au sein du collége électoral, au lieu des 100 qu'ils auraient dû avoir selon les prévisions de leurs dirigeants. Ils obtinrent seulement 22,5 % du vote populaire dans le Sud. Il est clair que la population sudiste n'était toujours pas prête à changer d'allégeance de parti. Mais le Mississippi a réélu le Sénateur Eastland et, quelques mois plus tard, il semble que le Président Truman avait passé l'éponge. Apparemment, les dirigeants du Parti démocrate renonçaient à sanctionner la plupart des membres de leur parti dont la loyauté avait fait défaut. William C. Berman affirme que le fait que Truman n'ait pas fait pression au Congrès pour sanctionner les politiciens déloyaux comme Eastland démontre que le
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Président était peu disposé à s'engager dans un conflit organisationnel avec eux. 13 À ce sujet, Heard note par exemple que plusieurs Dixiecrats ont été assignés comme chairmen à des commissions en tant que Démocrates. S'ils eurent des sanctions imposées contre eux, elles furent de courte durée; Truman a probablement trouvé ce moyen pour apaiser les Démocrates du Sud et les faire rentrer dans le rang du Parti.14 Il n'y a que dans le domaine du patronage d'un membre du Congrès par l'administration que les conséquences furent plus sévères: des sources rapportent qu'Eastland s'est fait débouter de plusieurs requëtes de
patronage par les dirigeants du Parti pendant quelques mois.15
2.2 Eastland, chairman du Civil Rights Subcommittee (1949-1952)
Tout compte fait, East/and ne fut pas vraiment puni, puisque son ancienneté est restée intacte. Un de ses alliés conservateurs, Pat McCarran du Nevada -resté fidèle aux Démocrates celui-là -était en 1949 le chairman du Judiciary Committee, et suivant les règles du Congrès sur l'ancienneté de ses membres, il va nommer Eastland en septembre 1949 au poste de chairman du Civil Rights Subcommittee,
sous-commission qui était du ressort de la Commission judiciaire.16 En présidant cette sous-commission, Eastland avait le pouvoir de suspendre presque toute la législation que le Président Truman et les libéraux du Congrès voulaient faire passer dans le cadre du programme des droits civiques cité précédemment. Seuls le FEPC et la loi Anti-Pol/ Tax étaient hors de sa portée. Autrement dit, même si la tentative du Dixiecrat Party de prendre le pouvoir en 1948 avec Strom Thurmond avait échoué, un de ses plus féroces partisans, en l'occurence le Sénateur Eastland, bénéficiait d'une promotion qui lui permettait d'atteindre presque tous les objectifs que le Dixiecrat Party s'était fixés. De même, il est ironique de constater que la victoire des Démocrates au Sénat en 1948 est à l'origine de la promotion d'Eastland
13 Serman, p. 162.
14 Heard, p. 24; Sartley, The New South, p. 96.
15 New York Times, 24 mai 1949, p. 30, cité par Heard, p. 24.
16 Pittsburgh Courier, 24 septembre 1949, p. 3, cité par Serman, p. 161; Frederickson, p. 189.
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comme chairman de cette sous-commission, alors qu'il avait été infidèle au Parti lors des élections.
Le Sénateur Eastland fut ravi de pouvoir ainsi porter préjudice au mouvement des droits civiques en bloquant des projets de loi qui leur furent favorables. À travers sa présidence du Civil Rights Subcommittee, il utilisa même des méthodes peu recommandables pour en arriver à ses fins. C'est ce qu'i! avouera lors d'un discours
qu'il prononcera en juin 1954 pour faire mousser sa campagne électorale:
"After 1950, they [les mesures de droits civiques] were blocked in the Civil Rights Committee. Do you know how? Why, fate gave me the opportunity to play a crucial role in that controversy. Late in 1949 Howard McGrath, Senator from Rhode Island, was appointed Attorney General of the United States and because ûf seniûiity 1 was maneüveied intû chaiimanship ûf the Civil Rights Subcommittee. Yes, Eastland of Mississippi became boss of the committee that had ail of the civil rights bills and ever since then the CIO and these organizations have been yapping and yapping that 1 was arrogant and highhaUed with them and so ! was; and they said ! broke the law and so ! did.
You know the law says the committee has got to meet once a week. And there 1 was chairman of a committee and there were northerners up there, Yankees, that didn't know anything about the question who were Iined up against us. You know what happened? Why, for the three years 1 was chairman, that committee didn't hold a meeting. 1 didn't permit them to meet. My friends, they said 1 broke the law when 1 did it, but 1 had to protect the interests of the people of Mississippi. We have a rule in the Senate, that when you report a bill out of committee, you have got ta have the original bill, got to have the thing theie before you. 1 was afraid that they'd cali a special session of that committee and vote the bill behind my back. You know what happened? 1 had special pockets put in my pants and for three years 1 carried those bills around in my pockets everywhere 1went and everyone of them was defeated.17
li
17 Citation tirée du New York Post, 13 février 1956, p. 4, 16; citée dans la correspondance de Clarence Mitchell, directeur du bureau de Washington de la NAACP, adressée au Sénateur Theodore Francis Green, Chairman, Senate Committee on Rules and Administration, NAACP records: If/ : A70: Civil Rights Legislation, Congressmen + Senators : East/and, James O., 1956, 23 février 1956. Des extraits sont également cités dans le Congressional Record en date du 2 mars 1956, p. 3818. Cependant, le discours original d'Eastland, obtenu du fonds d'archives de l'Université du Mississippi, est quelque peu difféïelÏl: "In the parliamentalY rl1aneuvering 1 have carfÎed my pai1 üf the load of filibuster. In addition, fate placed me in a position to play a crucial role in this great controversy. Because of senority [sic] 1 was maneuvered into the chairmanship of the Civil Rights Subcommittee in
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Cette manière de procéder d'Eastland, en ne permettant aucune rèunion du Civil Rights Subcommittee, a en effet été très efficace car cela a empêché l'adoption de projets de loi. D'ailleurs, quelque temps après ce fameux discours, les dirigeants de la NAACP firent une requête pour expulser Eastland du Sènat, arguant que ce dernier avait par sa mauvaise conduite contrevenu aux règles les plus élémentaires du Congrès.18 Voilà une requête qui de toute évidence ne fut pas accordée.
Le Sènateur Eastland demeura donc chairman de la sous-commission sur les droits civiques pendant trois ans, apparemment de 1949 à 1952. Nous n'avons pas trouvé d'autre information à ce sujet, car les archives de cette sous-commission semblent inexistantes. Nous croyons qu'il a dû perdre sa prèsidence à la souscommission à cause des résultats aux élections de 1952; le Parti républicain avait en effet gagné la majorité dans les deux chambres du Congrès à ce moment, et a dû nommer des lègislateurs rèpublicains aux postes-clè des sous-commissions.
2.3 Création du Senate InternaI Secun'ty Subcommittee (SISS) et membership d'Eastland (1951)
En décembre 1950, les sénateurs conservateurs se concertent, Eastland y compris, pour créer une sous-commission chargée de surveiller l'application de la loi McCarran, votée peu de temps auparavant. Cette loi déléguait au Congrès entre autres la responsabilité d'enquêter sur les infiltrations communistes aux États-Unis.
1950. There was refered to this Committee practically ail of the punitive civil rights bills aimed at our beloved Southland. My friends, after 1 took the helm of the Subcommittee, not one of those bills was reported to the Senate. Every one of them was killed. Not a single measure was passed. It is important to remember that the Congress has passed no legislation whatever which is in any particular
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Folks, Friends, and Neighbors of Scott County," James O. East/and Papers, Archives and Special Collections, J.o. Williams Library, University of Mississippi, 26 juin 1954, p. 22.
18 Correspondance de Clarence Mitchell, directeur du bureau de Washington de la NAACP, adressée au Sénateur Theodore Francis Green, Chairman. Senate Committee on Rules and Administration, NAACP records: 1/1 : A70 : Civil Rights Legislation, Congressmen + Senators East/and, James O., 1956,23 février 1956.
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La sous-commission qui sera créée, la Senate Intemal Security Subcommittee (SISS), aura pour mandat d'étudier et d'enquêter sur:
•
l'administration, l'opération et l'application de l'Intemal Security Act -ou McCarran Act -qui appelle à l'enregistrement des organisations à caractère communiste;
•
l'administration, l'opération et l'application d'autres lois en relation avec l'espionnage, le sabotage et la protection de la sécurité interne du pays;
•
l'étendue, la nature et les effets des activités subversives aux États-Unis, ses territoires et possessions; ceci en incluant mais sans se limiter à l'espionnage, le sabotage et l'infiltration par des gens qui sont ou pourraient être sous la domination d'un gouvernement étranger, d'organisations communistes ou de tout autre mouvement cherchant à renverser le gouvernement des États-Unis par la force et la violence.19
Au cours des trois premières annèes de son existence, la sous-commission se lança dans une série d'investigations de peu d'envergure, cela en raison de leur faible couverture médiatique. La plupart de ces investigations portaient également sur l'infiltration communiste, mais plutôt dans le milieu des syndicats marginaux aux États-Unis.
2.4 Investigation du SISS Southem Conference Educational Fund (SCEF) (1954)
Cette situation difficile pour le SISS changea brusquement en mars 1954, lorsque le Sénateur Eastland annonça l'intention des membres de la souscommission d'entreprendre sous peu une investigation à la Nouvelle-Orléans pour déterminer l'étendue de !'infiltration communiste dans une institution éducative se cachant sous des objectifs humanitaires?O Cette institution se révéla être le
1~ New York Times, 12 décembre 1950, p. 40.
20 New Orleans States, 9 mars 1954, cité par Zellner, p. 32; New Orleans Times-Picayune, 9 mars
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Southern Conference Educational Fund (SCEF). En fait, l'objectif principal de cet organisme interracial était de mener la lutte pour l'abolition de la ségrégation et la discrimination raciale dans le Sud, surtout dans les écoles. Cet objectif allait évidemment à l'encontre des visées d'Eastland pour le Sud. D'ailleurs, James A. Dombrowski, le directeur exécutif du SCEF, qui était cité à comparaïtre, affirma dans les médias que le SCEF était une cible d'Eastland justement à cause des positions libérales de l'organisation en ce qui concerne l'intégration raciale et la citoyenneté égale pour toUS.:.:!1 De plus, selon l'auteure Linda Reed, Eastland aurait entrepris cette investigation afin d'éviter une défaite électorale aux élections de 1954; son attaque contre les intégrationnistes l'aurait rendu plus influent au Mississippi, son État d'origine. Elle mentionne aussi le fait que les Dixiecrats perdaient du terrain dans la bataille contre l'intégration raciale; Eastland aurait voulu réagir à cette situation en intimidant les membres du SCEF, qui militaient pour la cause de l'intég ration.:.:!Il est évident que la défense de la ségrégation dans l'éducation était au coeur de cette affaire. En effet, dans l'affaire Brown v. Board of Education, Topeka, Kansas, les parties adverses venaient de conclure la présentation de leurs arguments devant
rumeurs persistentes comme quoi la Cour suprême s'apprêtait à renverser l'arrêt
1954, p. 1,4; Jackson Clarion-Ledger, 9 mars 1954, p. 12. Parmi nos sources, nous avons utilisé pour ce chapitre plusieurs journaux relatant les mêmes événements, mais illustrant différents points de vue. Le Jackson C/arion-Ledger offrait une interprétation plutôt pro-Eastland; le New York Times, le Washington Post and Times-Herald et le Montgomery Advertiser penchaient visiblement du côté des témoins assignés à comparaître, mais veillaient tout de même à garder une apparence de neutralité; quant au tvew Oi1eans Times-Pieayiine, sa position variait erltre ceiie ûù Ciarioii-Ledger et ceiie ûù Times, du Post et de l'Advertiser, en se rapprochant davantage du Clarion-Ledger.
21 New Orleans Times-Picayune, 10 mars 1954, p. 2, cité par Oorothy Zellner, p. 34; New Orleans Times-Picayune, 18 mars 1954, p. 1; Montgomery Advertiser, 10 mars 1954, p. 2A; Irwin Klibaner,
IIThe TravaH cf Southern Radica!s: The Southern Conference Educat!cna! Fund l 1946-1976/' Journal
of Southem History, vol. XLIX, No 2, mai 1983, p. 186; John A. Salmon d, " "The Great Southem Commie Hunt" : Aubrey Williams, The Southem Conference Educational Fund, and the Internai Security Subcommittee", The South Atlantic Quarterly, vol. 77, no 4, automne 1978, p. 451-452; Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons, p. 118.
22 Linda Reed, Simple Decency & Common Sense: The Southern Conference Movement, 19381963, Bloomington, Indiana University Press, 1991, p. 158-159; New Orleans Times-Picayune, 18 mars 1954, p. 1; Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons, p. 130.
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Plessy v. Ferguson (1896), qui établissait la constitutionnalité de la ségrégation raciale dans le Sud, par l'affirmation du principe « Séparé mais égal» dans l'usage des facilités et institutions respectives des Blancs et des Noirs. Cela signifiait que si l'arrêt Brown prévalait devant l'arrêt Plessy, la ségrégation raciale serait rendue inconstitutionnelle dans les écoles publiques.
Une bonne partie des historiens s'entend pour dire que c'était pour cette raison que le SCEF était dans la mire d'Eastland et de ses comparses, surtout lorsqu'on sait que l'une des personnes citées à comparaître devant le SISS, madame Virginia Durr, autrefois membre du Conseil d'administration de la SCHW (Southem Conference for Human Welfare, une ancienne organisation parallèle au SCEF), était nulle autre que la belle-soeur d'un des juges les plus libéraux de la Cour suprême, Hugo Black. Beaucoup ont pensé que les auditions du SCEF étaient en fait dirigées contre le juge Black et la Cour suprême, et par conséquent envers la possible décision en faveur de l'intégration raciale dans les écoles publiques. En attaquant le SCEF avec des aiiégations de communisme, Eastiand et ie SiSS auraient cherché à lier l'organisation avec le juge Black, par l'entremise de madame Durr. Ainsi, le juge Black et par association, la Cour suprême en entier, seraient aussi soupçonnés d'être influencés par l'idéologie communiste; et toutes leurs décisions futures â caractère libéral seraient discréditées. Virginia Durr partageait cette opinion quant auxintentionsd'EastlandetduSISS:"[...] 1wasn'taCommunist,buttheyhadno right to ask iL But you see, this is what has not been brought out, the whole thing was really aimed at the Brown decision and 1was as close as they could get.23 "
Le déroulement des auditions lui-même démontre à quel point le Sénateur Eastland n'hésitait pas à abuser de ses prérogatives de législateur pour atteindre les
~J Entrevue avec Virginia Durr par Dorothy Zellner, 12 décembre 1982, citée par Zellner, p. 36. Apparemment, James Dombrowski partageait cette opinion qu'Eastland aurait cherché à éclabousser le juge Black à travers madame Durr: voir la correspondance de Dombrowski destinée à l'avocat du SCEF, Leonard Boutin, 6 septembre 1960, Boîte 35, Carl and Anne Braden Collection, Wisconsin State Historical Society, citée par Irwin Klibaner, Conscience of A Troubled South :The Southem Conference Educational Fund, 1946-1966, Brooklyn, New York, Carlson Publishlng Inc., 1989, p. 75.
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buts qu'il s'était fixés. D'abord, on ne peut ignorer la ressemblance entre les auditions de ces sous-commissions et un procès arbitraire. Les personnes qui y sont citées à comparaître sont considérées comme des accusés coupables, avant même que les procédures ne soient entamées. Eastland ne leur a pas laissé le bénéfice du doute, ni la prèsomption d'innocence à laquelle ils avaient droit. D'autres qui sont aussi assignés à comparaître sont pour la plupart des ex-Communistes repentis qui sont devenus des délateurs rémunérés: ils témoignent pour l'accusation. Richard Arens, le procureur, ou avocat-conseil de la sous-commission, joue le même rôle que celui qui exerce sa profession dans les procès normaux: c'est lui qui procède aux interrogatoires des témoins. Et finalement, il y a les quelques membres de la sous-commission qui sont prèsents et qui font office de juges. Cependant, dans le cas qui nous occupe, le Sénateur Eastland était le seul membre de la souscommission à être présent. En effet, devant la perspective que les membres du SCEF soient à la merci des membres scrutateurs du SISS, Virginia Durr a appelè un de ses amis, Lyndon Johnson, le futur président des États-Unis, qui était alors le leader minoritaire du Sénat. Elle lui a demandé d'intervenir afin d'empêcher les auditions, ou du moins de faire en sorte d'inciter les autres membres du SISS à ne pas accompagner Eastland à la Nouvelle-Orléans, ce que Johnson a apparemment réussi à faire. Madame Durr pensait que de cette manière, les témoins à comparaître seraient moins vulnèrables face à Eastland si ce dernier ètait le seul représentant du SISS.24 La présence des collègues démocrates et républicains d'Eastland aurait effectivement donné plus de poids à ses décisions car il aurait été pratiquement certain d'obtenir un appui bipartisan, ce qui ètait incertain dans les circonstances actuelles.
Toutefois, madame Durr n'avait peut-être pas prèvu qu'Eastland aurait une telle concentration de pouvoirs au cours de ces auditions. Il représentait non seulement le pouvoir législatif, de par sa fonction de sénateur, mais y exerçait également d'autres
24 Virginia F. Durr, Outside the Magic Circle, p. 256-257; entrevue de Virginia Durr par Dorothy Zellner, 12 décembre 1982, citée par Zellner, p. 35.
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fonctions. Il était dans un premier temps l'équivalent d'un juge dont la puissance est absolue; c'était lui qui déterminait le déroulement des auditions, et décidait de la pertinence d'une question ou de la validité d'un témoignage. Il pouvait décider si les avocats des personnes citées avaient le droit de contre-interroger les témoins de l'accusation. Il détenait le pouvoir de sanctionner des témoins récalcitrants: par exemple, en les faisant citer pour outrage au Congrès (citation for contempt), ce qui pouvait valoir aux témoins concernés un an de prison. Par conséquent, nous pouvons dire que le Sénateur Eastland avait toute la liberté de conduire les auditions à sa convenance comme s'il avait été juge, et les témoins n'avaient pas vraiment de recours effectif pour s'opposer à IUj,25
Deuxiémement, nous pouvons affirmer qu'Eastland exerçait officieusement lors de ces auditions la fonction de « procureur-adjoint ». C'est que plus souvent qu'à son tour, le Sénateur interrompait l'interrogatoire en cours pour émettre des commentaires ou poser ses propres questions aux témoins, quelquefois à des fins d'éclaircissement, mais plus souvent pour approfondir des détails peu exploités par le procureur Richard Arens. Les deux protagonistes semblaient d'ailleurs être de connivence: le reporter Fred Andersen, du Montgomery Advertiser, relate le fait qu'Eastland avait rencontré Arens dès son arrivée à la Nouvelle-Orléans, et qu'ils avaient « conféré » ensemble la veille du début des procédures.26 Ainsi la collaboration directe entre East/and et Arens rendait l'interrogatoire beaucoup plus efficace puisque leurs questions respectives étaient complémentaires. De plus, comme Eastland et Arens changeaient constamment de sujet, et effectuaient plusieurs retours sur des questions auxquelles les témoins avaient déjà répondu, la confusion de ces derniers devenait de plus en plus évidente, ils paraissaient nerveux et semblaient avoir quelque chose à se reprocher. même si c'était faux.
25 Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons, p. 120.
26 Montgomery Adverliser, 18 mars, 1954, p. 2A.
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En troisième lieu, Eastland a exercé dans ces auditions un rôle qu'il n'aurait jamais dû jouer s'il avait mené un procés équitable; ce rôle est celui de partie prenante de l'accusation. En effet, nous croyons que le Sénateur avait pris position dès le départ contre le SCEF et ses militants, à cause de leurs opinions divergentes sur la question raciale. D'ailleurs, dés le 9 mars, soit une dizaine de jours avant le début des procédures, Eastland faisait les manchettes en déclarant que les Communistes étaient à l'oeuvre au coeur même du Sud, à travers l'organisation sur laquelle le SISS était sur le point d'enquêter.:lf Nous pouvons affirmer sans nous tromper qu'Eastland, parce qu'il avait des convictions suprémacistes, ne pouvait rester impartial dans le déroulement des auditions du SCEF par le SISS; qu'il en avait fait une affaire personnelle et était résolu à faire tout en son possible pour nuire aux militants du SCEF.
En résumé, quand un politicien en pré-campagne électorale comme Eastland porte trois chapeaux au cours des mêmes auditions, soit les rôles de juge, de procureur et de partie prenante, il lui était alors difficile de ne pas bafouer les droits civiques des gens assignés à comparaître (surtout s'il se doute que ce « procés » sera déterminant pour la promotion de sa carrière politique). D'ailleurs à ce sujet, plusieurs témoins se sont effectivement plaints que les procédures du SISS contrevenaient dangereusement au principe de séparation des pouvoirs garanti par la Constitution américaine; ils se demandaient de quel droit un représentant du pouvoir législatif aurait joui du pouvoir de diriger des procédures judiciaires, privilège sensé selon eux n'être accordé qu'à des membres de la branche judiciaire:ll::l.
"LI Jackson Clarion-Ledger, 9 mars 1954, p. 1, 12, cité par Sarah Hart Brown, "Redressing Southern
'Subversion' ", p. 297; New Orleans Times-Picayune, 9 mars 1954, p. 4.
28 C'était notamment l'opinion de Me Clifford Durr: Voir United States, Congress, Senate,
r.nmmitt",,,,_-nn ~.,-.I"rii";::>,,,---'''''-'/' .C:::r'IIJth"'rn r.nnf",,.,n,,,,,_ ••1=lInri-"-J in" ~",,,,';nn.'";:)--_ th""-_
_.-th", 0'_'" _--f=rlllf'",finn",/ _ _..•-_ h",fnr",
Subcommitfee to Investigate the Administration of the InternaI Security Act and Other InternaI Security
Laws of the Commitfee on the Judiciary, United States Senate, Eighty-Third Congress, Second
Session, on Subversive Influence in Southem Conference Educational Fund, Inc. Mareh 18, 19, and 20,
1954, Washington, U.S. Govt. Print. Off., 1955, p. 101-102 (cité ci-après "SCEF Hearings"); New
Orleans Times-Picayune. 20 mars 1954. p. 3.
4Y
Voici la description de quelques moments-clé de ces auditions, qui démontrent tout le mépris qu'Eastland semblait avoir pour les droits civiques des témoins assignés à comparaître aux auditions. Tout d'abord, Eastland a laissé savoir dés les premiéres minutes des auditions qu'il ne comptait pas accorder de « passe-droits» aux témoins convoqués. En effet, John Kohn et Benjamin E. Smith, respectivement conseillers juridiques de Virginia Durr et de James Dombrowski, ont demandé à Eastland s'ils allaient avoir le droit de contre-interroger les témoins de l'accusation si ces derniers tenaient des propos accusateurs envers leur client. Ils ont également souligné le fait qu'ils n'avaient pas eu l'opportunité avant le début des procédures d'examiner la preuve présentée dans le rapport du SISS. Eastland a rejeté du revers de la main leur requête de contre-interrogatoire en prétendant que jamais dans l'histoire américaine un avocat de la Défense a pu contre-interroger un témoin de l'accusation lors d'auditions tenues par une commission d'enquête du Congrès, et que lui, Eastland, n'allait pas être le premier à le permettre. Maître Smith a alors questionné Eastland pour savoir si d'autres règles de procédures de cette commission allaient être dévoilées; Eastland a rétorqué qu'il allait les annoncer quand il le désirerait.:l\:l Ainsi, dès cet instant les témoins assignés à comparaître eurent la confirmation de leur impuissance s'ils faisaient face à des témoignages les contredisant.30 Leur seule défense dans ce cas était de collaborer volontairement avec la sous-commission afin de se disculper, ce qu'ils ont pour la plupart refusé de faire étant donné que cela impliquait de se mettre à nu devant eux.
De plus, tous ceux qui étaient assignés à comparaître dans ces auditions se sont faits invariablement demander par Eastland s'ils étaient membres du Parti communiste, s'ils l'avaient déjà été, s'ils avaient un jour songé à l'être, s'ils avaient été sympathiques à leur cause en étant compagnon de route, ou si leurs amis et connaissances mêmes lointaines étaient affiliés au PC. La base de la question était
:l~ SCEF Hearings , p. 4-5; New Orleans Times-Picayune, 19 mars 1954, p. 3; Montgomery Advertiser, 19 mars 1954, p. 3A; Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons, p. 120.
30 Salmond, p. 439; Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons, p. 120; Sarah Hart Brown, "Congressional Anti-Communism and the Segregationnist South," p. 795.
50
la même; cependant, la tactique du Sénateur était de répéter quelquefois une même question à deux ou trois reprises, pour ensuite enchaîner avec des questions semblables, dont les modifications étaient subtiles. La réaction de chaque témoin devant ce stratagème était différente, mais cela n'avait en fin de compte que peu d'importance sur l'impression qu'ils laissaient comme témoins. Tous avaient l'air coupable devant les allégations portées contre eux, justement parce qu'Eastland a orienté l'interrogatoire de façon à ce que les témoins paraissent sous un mauvais jour.
Il Y avait une première catégorie de témoins, les récalcitrants, qui refusaient de répondre à la plupart des questions après avoir nié leur membership au PC. Il est peu probable que ces témoins aient été réellement communistes; ils refusaient d'ailleurs de répondre en invoquant les différents amendements à la Constitution américaine. Ils répétaient qu'ils n'étaient pas communistes, mais que de toute façon Eastland n'avait pas le droit de les interroger car le premier amendement leur donnait la liberté d'opinion et d'association. Accepter de collaborer avec la souscommission aurait été pour eux une façon de reconnaître la légitimité d'Eastland d'agir de la sorte, ce qu'ils se refusaient à faire.
Leo Sheiner, un avocat anciennement lié à la SCHW, faisait partie de cette première catégorie de témoins. Lorsque Eastland lui a demandé s'il avait été membre de la SCHW, organisation que les inquisiteurs du HUAC (House UnAmerican Activities Committee) avaient déclarée subversive, Sheiner a conséquemment décliné de répondre à la question, en requérant la permission d'expliquer les raisons légales de son refus. Eastland a acquiescé; mais Sheiner, trés volubile, a cité de nombreuses raisons ayant rapport avec les droits et libertés de la personne et les a expliquées chacune longuement. Eastland s'impatienta et interrompit une première fois Sheiner après la troisième raison, en mentionnant qu'il ne voulait pas d'un discours et que le recours au cinquiéme amendement (avec la clause auto-incriminatoire) était la seule raison valable que Sheiner pouvait
51
invoquer. Sheiner répondit qu'il ne voulait qu'exposer ses raisons et continua en ce sens.:>;
Voici des extraits un peu longs, mais combien révélateurs du caractère inquisitorial et abusif d'Eastland lorsque Sheiner exposa sa huitième raison en invoquant enfin le cinquième amendement:
"ML SHEINER. [...] And 1further decline the question upon a privilege granted to me by the United States Constitution, that goes back hundreds of years, a privilege which arose out of the desire to protect those who think differently, heretics and others, against persecution, and that is the privilege afforded me by the fifth amendment of the United States Constitütion which is faii legal giOünd.
Senator EASTLAND. That your testimony-
Mr. 8HE!NER. ! am stating the !ega! ground '-'pon which ! refuse to answer.
Senator EASTLAND. Ali right.
ML SHEINER. Let me ask you : Do you want to state the legal grounds?
Senator EASTLAND. The rest were immaterial.
ML SHEINER. 1hadn't finished what 1had to say.
Senator EASTLAND. The fifth amendment -
Mr. SHEINER. 1have to finish what 1have to say.
Senator EASTLAND. Wait a minute.
Mr. SHEINER. Will 1be permitted to finish what 1have to say?
Senator EASTLAND. You are going to take orders from me. Do you
understand that ?
Mr. SHEINER. Will 1be permitted to finish?
31 SCEF Hearings, p. 6-8.
52
Senator EASTLAND. Keep quiet, please. 1know Communist tactics and 1am
n"t ""in" trI lAt \1"" t~ltA "\JAr thic:: hA~rin"
•• _. ....-._. 1--.-..-_. _.....-••__.... ~.
~_ ~
Mr. SHEINER. 1don't intend to and 1resent that,32
Notons ici l'agressivité du Sénateur Eastland et son refus de laisser témoigner Sheiner. Il laisse également entendre que Sheiner utilise des tactiques communistes, cela dans le but de déstabiliser le témoin. Voici la suite du dialogue:
Senator EASTLAND. When you place your refusai on the ground of the fifth amendment you place it on solid grounds. That 1will recognize and 1do not care about hearing anything further. You are on sound ground when you invoke the fifth amendment. 1will ask you this question ML
SHEINER. 1am not permitted to give any further grounds ?
Senator EASTLAND. What is the point in giving further grounds. The fifth amendment is a sound ground. It gives you the right to refuse to answer.
Mr. SHEINER. 1am not permitted to give any further grounds ?
Senator EASTLAND. Are you now or have you ever been a member of the Communist Party?
Mr. SHEINER. 1haven't answered the previous question. You have permitted me to answer it in part. 1have not completed my answer to the previous question.
Senator EASTLAND. Ali right. Have you been guilty of intelligence for the
t"_. .:_.1 1 1_: __ 1"'\
vUVIt::l UIIIUII r
ML SHEINER. No; of course not.
8enator EA8TLAND. Are you a member of the Communist Party?
ML SHEINER. 1am answering your question, Mr. Eastland, that 1am not a
member of the Communist Party.
Senator EASTLAND. You are not a member?
Mr. SHEINER. No, sir.
:J~ SCEF Hearings, p. 8-9; Jackson Clarion-Ledger, 19 mars 1954, p. 6
53
Senator EASTLAND. YOl! have never been a member?
ML SHEINER. 1refuse to answer your question that you proposed to me upon the grounds that by asking me that question you are, first, attempting to invade the riQhts Quaranteed to me by the Constitution of the United States under the first and fiffh amendments. [...].S3 "
Nous remarquons ici qu'alors que Sheiner voudrait terminer ses explications, Eastland réussit à détourner le témoignage pour faire en sorte que Sheiner réponde à ces questions de membership au PC.
Par la suite, l'interrogatoire de Sheiner devient de plus en plus corsé: en tout Eastland a posé douze fois de suite la question « êtes-vous membre du Parti communiste?» ou une de ses variantes (i.e. l'étiez-vous il y a trois mois, un an, cinq ans, etc.). À chaque reprise Sheiner refusait de répondre à la question en invoquant différents amendements à la Constitution. Quand Sheiner a reproché à la sous-commission le fait qu'il n'était pas confronté à ses accusateurs, Eastland a fait venir un dénommé Paul Crouch, un ex-Communiste délateur, afin de témoigner contre lui et prétendre qu'il était bel et bien membre du PC, ce qui a fait beaucoup de tort à la crédibilité de Sheiner.34 Le témoignage du délateur ex-Communiste repenti n'était pas mis en doute par Eastland, contrairement au témoignage d'un avocat respectable qui niait sa supposée affiliation au PC.
Le recours au cinquiéme amendement était le seul qu'Eastland reconnaissait comme étant valide. Toutefois, le Sénateur a déclaré aux journalistes qu'il pensait que ceux qui y recouraient étaient des "Fifth Amendment Communists" ; que dans le contexte international du moment, tout homme aurait dû être fier de nier être
JJ Ibid.
34 SCEF Hearings, p. 9-14; New Orleans Times-Picayune, 19 mars 1954, p. 3-4;.
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communiste et nier être coupable de trahison envers son pays.35 Les témoins hésitaient d'ailleurs énormément à utiliser le cinquiéme amendement, car la clause d'auto-incrimination qu'il contient laissait sous-entendre selon plusieurs que les témoins avaient quelque chose à se reprocher et voulaient empêcher les poursuites éventuelles résultant de cet « aveu ». D'ailleurs, s'il protégeait les témoins des conséquences négatives immédiates, le recours au cinquième amendement n'empêchait nullement les autres acteurs de la société américaine à sanctionner le témoin récalcitrant: pertes d'emploi, réputations brisées et ostracisme social devenaient leur lot. Dans le cas de Leo Sheiner, il s'est fait radier du Barreau de la Floride et ne put plus exercer le droit dans cet État qu'if habitait; tout ça à cause de son recours au cinquiéme amendement devant les auditions du SISS.
Le deuxième genre de témoin était celui qui collaborait du mieux qu'il le pouvait. Aubrey Williams, le président du SCEF, était l'exemple-type de cette catégorie de témoins. Celui-ci a répondu de la manière la plus honnête et la plus ouverte possible à toutes les questions posées par East!and et !e procureur .A.rens. !! n'essayait pas d'éluder les questions ou de détourner l'attention par l'énumération prolongée de griefs contre la sous-commission. Il était un des seuls témoins quelque peu cûûpératif qüi cûmparaissait devant ces aüditiûns; par cûnséqüent, Eastiand et Arens lui ont demandé de nombreuses questions très précises à propos de plusieurs sujets qui les intéressaient. Voici comment ils ont procédé. Ils ont interrogé Williams sur deux douzaines d'individus et d'organisations pour savoir si ce dernier était oui ou non affilié à eux. Le plus souvent, Williams niait toute affiliation, ou alors disait qu'il ne se souvenait pas d'avoir entretenu de rapports avec les gens et organisations mentionnés.
Il Yavait bien quelques personnes et organisations avec lesquels il a admis avoir eu des liens. La plupart du temps ces liens étaient très ténus, comme des
J:> New Orleans Times-Picayune, 18 mars 1954, p. 1, cité par Zellner, p. 38; Jackson ClarionLedger, 19 mars 1954, p. 6.
55
collaborations ponctuelles sur la réalisation de certains dossiers, ou des rencontres survenues lors d'activités communes. Lorsque Williams répondait par l'affirmative aux questions d'affiliation, Eastland et Arens révélaient que l'individu ou l'organisation concerné(e) avait été considéré(e) comme subversif(ve) par l'Attorney General (qui est le Secrétaire du Département de la Justice) ou une quelconque autre commission d'enquête antisubversive. Ils cherchaient ainsi à démontrer que Williams avait entretenu des rapports avec des Communistes, qu'il l'ait su ou non.
Il est vrai que Williams ignorait quelquefois si ceux nommés par les investigateurs étaient véritablement communistes, et disait qu'il n'avait aucun moyen pour le vérifier. De toute façon, pour Williams les conclusions des autres commissions d'enquête n'étaient pas importantes, car il rejetait leurs maniéres arbitraires de procéder et d'amener leur preuve. Il ne semblait pas accorder de valeur aux ouï-dire colportés au sujet des gens et organisations soupçonnés d'être communistes. Pourtant une grande partie du témoignage des délateurs présents aux auditions du SISS était basée sur ces rumeurs. Mais en les analysant bien, on voit que ce n'était que des « preuves }} circonstancielles. Dans ce cas précis, par exemple, Eastland a fait venir à la barre les délateurs John Butler et Paul Crouch (ce dernier, déjà cité plus haut) pour contredire le témoignage de Williams. Butler a prétendu que quelques membres du Parti communiste avaient fait référence à Williams comme étant le « Camarade Williams}} qui, disait-il, était aussi membre du pC.36 Quant à Paul Crouch, il a expliqué qu'il savait que Williams était communiste par deux manières. D'abord, parce que les activités auxquelles Williams s'adonnait étaient conformes à la ligne du Parti; ensuite, un autre membre du PC, Rob Hall, lui aurait confié que Williams était bel et bien des leurs??
36 SCEF Hearings, p. 118; New Orleans Times-Picayune, 20 mars 1954, p. 3-4; Montgomery Advertiser, 20 mars 1954, p. 5A; Salmond, p. 442; Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons, p.
125.
37 SCEF Hearings, p. 121-122; New Orleans Times-Picayune, 20 mars 1954, p. 12; Salmond, p.
443.
56
Pour ce qui est de Williams, il préférait nettement se faire sa propre opinion plutôt que d'écouter des on-dit. D'ailleurs un argument qui prouvait sa crédibilité comme témoin était qu'il s'était plusieurs fois désengagé d'organisations dont il était convaincu qu'elles étaient désormais contrôlées par des Communistes. Cela avait été le cas pour l'American Youth Congress, le Civil Rights Congress et le World Peace Appea/ (communément appelé Appel de Stockholm), trois organisations citées par Eastland et Arens. Williams a été très franc; il a admis ses liens passés avec ces associations mais affirme qu'il s'est dissocié d'elles du moment qu'il a eu la conviction d'une inflitration communiste en leur sein.38 Par conséquent, on peut supposer que s'il avait eu de tels soupçons à propos de d'autres organismes cités par Eastland et Arens, il se serait dissocié d'eux pareillement.
Eastland aurait voulu « récompenser» la coopération d'Aubrey Williams lors de son témoignage. Pour ce faire, il lui accorda un privilège qu'il avait refusé aux autres témoins: le droit de contre-interroger un témoin de l'accusation. Mais, comme nous a!!ons !e voir, cela s'avéra être une arme à double-tranchant pour l'avocat de Williams, Clifford Durr39 .
Maître Durr a donc pu interroger Paul Crouch sur les allégations d'influence communiste que ce dernier a faites contre son client. Crouch sembla tout d'abord très sûr de lui et bien préparé à répondre aux questions posées par Durr. Ses réponses étaient longues et pénibles à suivre, parce qu'elles étaient trop détaillées. De plus, il parlait si rapidement qu'Eastland lui demanda à plusieurs reprises de ralentir son débit, car il avait du mal à assimiler l'information qui était contenue dans ses propos. Puis ce fut au tour de Durr de s'impatienter devant l'attitude agaçante de
:vi .. . •• .. _ • .__.._._..._... _ .
.. ::5lA::.r Heanngs, p. lU\:! tAmencan youm Gongress); p. lU\:!-"IlU tG1VII Klgms Gongress); p. 114 (World Peace Appeal); New Orleans Times-Picayune, 20 mars 1954, p. 12. L'auteur John A. Salmond affirme quant à lui que Williams a accepté de devenir président du SCEF seulement une fois qu'il a été convaincu que l'organisation n'était pas infiltrée par des Communistes. Voir Salmond, p. 451.
39 Clifford DUIT était l'époux de Virginia Durr, également citée à comparaître dans ces auditions. Il
fut également l'avocat de Rosa Parks l cette militante noire qui défia la loi ségrégationniste dans le
transport en commun en 1955 en Alabama, provoquant ainsi le boycott de Montgomery.
57
Crouch; il resserra de plus en plus l'interrogatoire en interrompant les longues réponses de Crouch afin de lui poser d'autres questions. Eastland rejeta cette manière de procéder; il désirait laisser Crouch terminer ses réponses. Tout à coup, après quelques minutes d'interrogatoire, le procureur Arens intervint en posant à Crouch la question à savoir si Maître Durr, si vigoureux dans son contreinterrogatoire, était lui-même communiste. Crouch a acquiescé, et Durr a voulu exploiter ce qu'il savait être un mensonge, en demandant de garder le témoignage de Crouch sous serment. Il cherchait de cette maniére à le faire condamner pour parjure.4ü Évidemment Eastland s'y objecta quelque peu, selon nous probablement parce qu'il ne voulait pas s'aventurer sur ce terrain inconnu. Tout de même, quelques instants plus tard, Durr eut l'opportunité d'interroger Crouch sur ses allégations sur son propre compte, et demanda des questions si spécifiques que Crouch n'y fut pas préparé, et ne fut pas en mesure de fournir des réponses détaillées comme auparavant. Il ne put mentionner des dates et des lieux précis où eurent lieu les supposées réunions communistes qu'il était en train de relater. Il resta très vague en affirmant n'avoir aperçu Durr que 2 à 5 fois entre 1938 et 1941 à ces réunions. Durr ne lui avait jamais été présenté; et il ignorait les dates précises auxquelles Durr occupa le poste de fonctionnaire à la Federal Communications Commission, ou FCC.41 Bref, son témoignage fut loin d'être convaincant; et Durr alla témoigner à son tour sans méfiance apparente, afin de nier les charges qui venaient d'être portées contre lui; il voulut se disculper. Ainsi Eastland, par des moyens certes un peu détournés, s'était assuré la coopération de Durr pour répondre aux questions qu'il désirait lui poser, et ce sans l'avoir cité à comparaître.
Eastland et Arens réussirent alors à faire admettre à Durr ses liens avec quelques unes des organisations qu'ils considéraient comme subversives, comme la
40 SCEF Hearfngs, p. 133-134; Jackson Clarfon-Ledge,r, 20 mars 1954, p. 4; If\Ja~.., Orleans TirnesPicayune,
20 mars 1954, p. 15; Montgomery Advertiser, 20 mars 1954, p. 5A; Virginia F. Durr, Outside the Magic Circ/e, p. 262.
41 SCEF Hearings, p. 139-144; Jackson C/arion-Ledger, 20 mars 1954, p. 1; New Orleans TimesPicayune, 20 mars 1954, p. 15; Virginia F. Durr, Outside the Magic Circ/e, p. 262; Salmond, p. 443444; Sarah Hart Brown, Standing Again-5t Dragon.'), r 127
National Lawyers' Guild 42. Ensuite, Durr reconnut aussi sa participation au World Congress of Intellectua/s for Peace et la Conférence de Waldorf, organisations dont le but était d'alléger les tensions internationales du moment, mais dans lesquelles les Communistes auraient pris une large part, selon Eastland.43 Donc, en résumé, Clifford Durr voulut se disculper des allégations de Crouch en témoignant de bonne foi; mais il sortit quelque peu écorché par toute cette histoire.
D'autres témoins laissérent leur marque lors de ces auditions; chacun adopta une attitude et une stratégie différentes pour assurer sa défense. James Dombrowski, le directeur exécutif du SCEF, sembla collaborer avec la souscommission, mais de manière restreinte. Un des principaux buts d'Eastland dans ces auditions fut de pouvoir accéder aux archives du SCEF : il voulut surtout obtenir la liste des 3000 contributeurs financiers de l'organisation, probablement afin de poursuivre davantage son inquisition à travers le SCEF. Mais Dombrowski se basa sur un détail technique dans la citation à comparaître pour justifier son omission de fournir cette liste de contributeurs. Il protégeait ainsi les gens concernés des conséquences négatives potentielles qui auraient rèsulté du dévoilement de leur identité. Dombrowski accepta toutefois de fournir tous les autres documents à caractère financier qu'Eastland avait requis. Eastland insista pour avoir tous les documents, arguant que la citation mentionnait tous les rapports financiers du SCEF qui montraient les revenus, dépenses et contributions payées par l'organisation; ce qui comprenait selon lui la liste des contributeurs. Dombrowski ne l'entendit pas ainsi et refusa d'accèder à sa requête; il dit qu'une autre interprétation était possible et que les revenus, dépenses et contributions de l'organisation étaient présents de
4l C'était une corporation regroupant des juristes qui voulaient défendre les droits des plus démunis: minorités visibles, femmes, travailleurs, et autres; ils luttaient contre le racisme, et pour les droits et libertés de tous les citoyens. Cette organisation avait des buts louables, mais était souvent prise à partie parce que les avocats qui en étaient membres défendaient en cour des Communistes notoires, en croyant que chacun a droit à une défense pleine et entiére. Voir SCEF Hearings, p. 145146; Jackson Clarton-Ledger, 20 mars 1954, p. 1; New Or1eans Times-Picayune, 20 mars 1954, p. 3; Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons, p. 128.
43 SCEF Hearings, p. 147-148; Jackson C/arion-Ledger, 20 mars 1954, p. 1; New Orleans TimesPicayune, 20 mars 1954, p. 15; Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons, p. 128.
59
toute façon dans les archives qu'il venait de fournir. 44 En défiant Eastland de la sorte,
Dombrowski fut passible d'être condamné pour outrage au Congrés. Bref, cette
question de liste de contributeurs fut un point de discorde qui s'avérera extrêmement
important dans le conflit naissant entre Eastland et Dombrowski4S.
Par la suite, Eastland et Arens continuérent leur stratégie de relier le témoin avec
des gens et organisations qu'ils considéraient comme douteux. Ils interrogèrent
Dombrowski au sujet d'une pétition qu'il avait signée quelques années auparavant
pour demander l'amnistie pour onze hommes qui auraient contrevenu au Smith Act,
loi anticommuniste de 1940. Dombrowski n'avait pas de regrets d'avoir posé ce
geste; car selon lui les droits civiques devaient demeurer inviolés pour tous, peu
importe les opinions politiques des gens.4ë Eastland exploita vite cet aveu de
Dombrowski en diabolisant les accusés pour qui ce dernier avait réclamé la
clémence. L'extrait suivant démontre bien comment il a dramatisé la situation.
U[...] ML DOMBROWSKI. 1 don't remember what it was, but 1 am telling you that it would not necessarily -1 am not saying that it did or did not, and this may be difficult for you to understand, but there are people who do take a stand if the
44 SCEF Hearings, p. 33-34; Montgomery Advertiser, 19 mars 1954, 3A; 20 mars 1954, 5A; Salmond, p. 440; Klibaner, Conscience of A Troubled South, p. 80.
45 Eastland réussit à obtenir ce qu'il souhaitait presque 10 ans après ces auditions du SISS. En effet, en octobre 1963, sous l'autorité de la commission antisubversive de l'État de la Louisiane, la police de la Nouvelle-Orléans effectua un raid dans le bureau-chef du SCEF, sous prétexte que les membres de l'organisation auraient contrevenu à la loi antisubversive de l'État. Les policiers arrêtèrent Dombrowski, directeur du SCEF, Benjamin Smith, trésorier, et Bruce Waltzer, l'associé juridique de Smith. Ils furent accusés d'avoir dirigé une organisation subversive et d'avoir distribué et entreposé de la propagande communiste. Les policiers confisquèrent tout ce qu'ils trouvèrent dans le local du SCEF, comme les archives de l'organisation, des livres, la liste des membres et des contributeurs, ainsi que de la correspondance et des photographies personnelles. En plus de procéder à ce raid, les policiers perquisitionnèrent les résidences des trois hommes et menacèrent de tirer sur leur famille; et ils fouillèrent en plus le cabinet de Smith et Waltzer. Par le biais du SISS, Eastland réquisitionna quelques jours plus tard tout le matériel saisi. Dombrowski, Smith et Waltzer poursuivirent les responsables du raid jusqu'en Cour suprême; ils gagnèrent leur cause en 1965 pour rendre inconstitutionnelles les lois anlisubversives des États, mais perdirent une deuxième cause de poursuite en dommages et intérêts contre Eastland en 1967, les juges de la Cour statuant que le Sénateur bénéficiait de l'immunité congressionnelle.
46 SCEF Hearings, p. 56; New Orleans Times-Picayune, 18 mars 1954, p. 3; Klibaner, Conscience
of a Troubled South, p. 91.
60
support of amnesty or mercy for people even who have been convicted of a serious crime.
Senator EASTLAND. What you mean now was that you wanted these traitors turned loose again in this country and they would have been free to continue their conspiracy against the United States?
Mr. DOMBROWSKI. 1am not sure that these people were traitors. 1might say furthermore, that in addition to this feeling of mercy, these people were not criminals in the ordinary sense. They were a threat to society.
Senator EASTLAND. They were worse than criminals. They were conspiring with a foreign power against the United States. They were agents of an enemy of the United States. They were part of a conspiracy that killed thousands of American boys. Of course, they are not ordinary criminals. They are worse than
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UIUIIICUY vi Il 1IIl1dl::l. l...J
On voit donc ici comment Eastland assimila le sentiment de compassion et de miséricorde de Dombrowski à de ia compiicité envers ceux qui seraient des traitres à la nation américaine. Cette tactique eut également pour effet de noircir la bonne image que l'on pourrait entretenir de Dombrowski.
Un autre moment significatif pour établir le comportement abusif d'Eastland survint alors que le Sénateur et le procureur Arens questionnaient Dombrowski à propos de la SCHW, l'ancienne organisation parallèle au SCEF. Soudain Arens suggéra d'inclure dans le rapport des auditions une citation de Earl Browder, qui était un ancien leader du Parti communiste. Celui-ci aurait affirmé que la SCHW était un organe de transmission du communisme dans le Sud des États-Unis. En posant la question à Dombrowski à savoir s'il connaissait ces propos de Browder, Eastland ajouta qu'il ne voulait pas s'étendre sur ce sujet. Cependant, trois pages plus loin dans le rapport, le Sénateur reposa cette même question à deux autres reprises, alors que Dombrowski avait déjà déclaré qu'il n'en savait rien. 4 !J Le fait de
47 SCEF Hearings, p. 67; New Orleans Times-Picayune, 19 mars 1954, p. 3.
46 SCEF Hearings, p. 61 et 64; Paul Crouch a affirmé la même chose qu'Earl Browder concernant les visées communistes du SCHW pour le Sud: Voir SCEF Hearings, p. 15; Jackson C/arion-Ledger, 19 mars 1954, p. 1,6.
61
mentionner le Sud des États-Unis laisse à penser qu'Eastland cherchait à lier directement la SCHW avec le communisme et à une possible percée de leur mouvement àtravers le Sud; ce qui étaient des choses que la majorité des Sudistes craignaient de voir se produire. En agissant ainsi, Eastland fut donc assuré d'avoir des appuis parmi les gens du Sud pour mener son inquisition.
Le témoin suivant est Virginia Durr, la femme de Clifford Durr et belle-soeur du juge de la Cour suprême Hugo Black. Elle avait autrefois été membre du Conseil d'administration de la SCHW. La stratégie de madame Durr fut très simple: c'était de ne pas coopérer avec !a sous-c.ommission. Son avocat, John Kohn, débuta !e témoignage à la place de sa cliente en expliquant qu'ils s'objectaient à toutes ces procédures sous prétexte que cela contrevenait àla liberté d'opinion garantie par le
1er
amendement à la Cûnstitütiûn. Maitre f<ûhn demanda la permissiûn d'énümérer les raisons pour lesquelles sa cliente ne voulait pas témoigner. Eastland refusa d'accéder àcette requête; il ne voulut pas lui permettre de lire sa propre déclaration si eiie refusait de coopérer en répondant aux questions. Eiie décida par conséquent de se fermer davantage en demeurant complètement muette face aux nombreuses questions d'Eastland et Arens; elle refusa entre autres de confirmer son identité, ses liens avec la SCHW et le SCEF, ou de possibles liens avec de nombreuses autres organisations. Elle resta silencieuse ou répondit "1 stand mute" (<< je demeure muette ») à chaque reprise. Les seules questions auxquelles elle répondit volontairement sont celles qui avaient rapport à l'affiliation au PC ou à l'influence de la discipline communiste; et nia fermement toute affiliation ou influence communiste qu'ils avaient alléguée, pour ne pas impliquer la Cour suprême de façon néfaste dans cette situation.4!:/ Aux journalistes présents, elle déclara plus tard:
"r. ..l After seeina and hearina ail that has taken olace in this courtroom 1have
.. .. ....,...., 1 •
come to the conclusion . .. This hearing is a kangaroo court where people, called as witnesses, are being tried as criminals -as traitors to their country ...
4~ Zellner, p. 36.
62
they have been pre-judged and condemned on the basis of testimony of paid inf('\rm~rc: rl
.... ~, ... ~.~ .•. L"'J
1wish to state 1 do not recognize the power of this committee to try me as a traitor . . . [...]
1refuse to submit to the authority of this committee and 1stand in total and utter contempt of it.50 "
Devant SûÎl mütisme générai, Eastland et Arens firent venir Paül Ciûüch et Jûhn Butler pour la confronter. Les deux témoins admirent qu'ils ne pouvaient prouver qu'elle était membre effective du Parti, mais qu'elle était certainement sous leur
infiuence, et acceptait la discipline du Parti.51 Crouch aiia même jusqu'à prétendre que madame Durr avait comploté avec les leaders communistes pour exploiter sa relation en tant que belle-soeur d'un juge de la Cour suprême, et ce dans les intérêts de la conspiration communiste mondiale et du renversement du gouvernement américain.52 Donc, on voit que la stratégie de défense de Virginia Durr qui, bien que n'ayant rien à se reprocher, a choisi de ne pas répondre aux questions, n'a pas
fonctionné; Eastland et Arens réussirent sensiblement à ternir son image en mettant l'accent sur sa non-coopération avec la sous-commission.
Le dernier témoin récalcitrant, Myles Horton, a été membre du Conseil d'administration de la SCHW et était le directeur du SCEF. Il était par ailleurs le directeur de la Highlander Folk School, établissement scolaire interracial qui était situé dans le Tennessee, un État du Sud -ce qui faisait de Horton une cible idéale pour Eastland. Le Sénateur et le procureur Arens interrogèrent Horton sur les buts de l'institution en question. Horton répondit que la Highlander Folk School fut fondée
par lui en 1932 dans le but d'éduquer les leaders ruraux et industriels de la région à
50 Montqomery Advertiser, 20 mars 1954, p. 5A.
51 SCEF Heàrings, (Paul Crouch), p. 92-93; (John Butler), p. 98-99; New Orleans TimesPicayune, 20 mars 1954, p. 4; Montgomery Advertiser, 20 mars 1954, p. 5A; Klibaner, Conscience of a Troubled South, p. 83.
52 SCEF Hearings, p. 93; Jackson Clarion-Ledger, 21 mars 1954, p. 1; Montgomery Advertiser, 20 mars 1954, p. 5A; 21 mars 1954, p. 2A; Salmond, p. 441-442; Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons, p. 124-125.
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la vie démocratique.53 Puis, Eastland mentionna un extrait du témoignage de Paul Crouch, dans lequel ce dernier affirmait que le Parti communiste avait envoyé une étudiante à la Highlander Folk School, Mildred White, qui, avec l'assentiment de Horton et Dombrowski, était chargée de recruter des membres pour le Parti. 54 Interrogé à ce sujet, Horton dit qu'il ne se rappellait pas de Mildred White, mais que de toute façon la Highlander Folk School n'acceptait pas d'étudiants en provenance du PC; que si elle leur avait été envoyée, c'était sûrement en provenance d'une organisation syndicale. Eastland répliqua que Horton ne pouvait savoir cette information s'il ignorait qui était Mildred White.55 Ensuite, Arens demanda à Horton si Dombrowski était aussi affilié à la Highlander Folk School (il y avait enseigné). Ce à quoi Horton répondit que comme Dombrowski avait déjà répondu à cette question, il ne voyait pas l'intérêt d'y répondre lui-même. Eastland insista; devant le refus de répondre de Horton, il le fit expulser sommairement de la salle. Soulignons également que la veille, Paul Crouch, lors de son témoignage, avait signalé qu'il avait déjà sollicité Horton pour être membre du PC, mais que Horton aurait refusé en expliquant qu'il favorisait aussi bien le PC en n'étant pas officiellement membre, et qu'il redoutait qu'en devenant membre on puisse recueillir des preuves qui puissent éventuellement lui nuire.56
En résumé, on peut observer que dans ces auditions du S155, peu importe la stratégie de défense employée par les témoins -qu'ils aient collaboré ou non -le Sénateur Eastland réussit à entacher leur réputation par ses tactiques abusives répétées. Les auditions eurent en effet des conséquences négatives directes sur la vie des gens cités à comparaître. Clifford Durr, avocat d'Aubrey Williams et de Myles Horton, et mari de Virginia Durr, perdit presque tous ses clients à son cabinet de Montgomery, en Alabama. Selon sa femme, ce n'est pas que ses clients le croyaient communiste, mais plutôt qu'ils auraient eu peur de devenir eux aussi des victimes de
:,~ SCEF Hearings, p. 150; New Orleans Times-Picayune, 21 mars 1954, p. 18.
54 SCEF Hearings, p. 136; New Orleans Times-Picayune, 20 mars 1954, p. 3,12,15.
55 SCEF Hearings, p. 150-151; New Orleans Times-Picayune, 21 mars 1954, p. 18.
56 SCEF Hearings, p. 136; New Orleans Times-Picayune, 20 mars 1954, p. 3, 15.
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l'inquisition s'ils gardaient Durr comme avocat.5? Leo Sheiner, quant à lui, fut expulsé du Barreau de la Floride pour avoir invoqué le cinquième amendement. Et Aubrey Williams fut victime d'une campagne de salissage de l'American Legion: ils firent pression auprès des annonceurs qui publiaient dans son magazine, Southern Farmer, pour qu'ils cessent de soutenir le magazine d'un homme qui propageait une doctrine subversive. Par conséquent, Williams eut du mal à continuer la publication de son magazine, faute de soutien financier.58
Il Y eut également des conséquences négatives sur l'organisation même du SCEF. L'auteur Irwin Klibaner relate que, malgré un attrait initial de nouveaux supporteurs auprès du SCEF après les auditions, la situation se détériora par la suite. Vers 1956, il existait une scisson entre le SCEF et les autres organisations libérales influentes, comprenant la NAACP et d'autres organisations des droits civiques. Ces autres organisations ne voulurent sans doute pas être compromises elles aussi en ètant associées au SCEF. Klibaner ajoute que des amis d'Aubrey Williams confièrent à ce dernier que le SCEF figurait sur une liste d'organisations subversives qui aurait été en possession de l'AFL-CIO (la centrale syndicale la plus puissante aux États-Unis) et qui aurait été rédigée en collaboration avec le Sénateur Eastland et le Fund for the Republic, autre organisation libérale.59 On voit donc qu'en conséquence des agissements d'Eastland dans ces auditions du SISS, des frictions apparurent entre les diffèrentes organisations du mouvement des droits civiques, qui mirent en péril leur solidarité mutuelle et leur front commun devant les ségrégationnistes. Ces scissions nuirent à leur efficacité dans l'atteinte de leur but de favoriser l'intégration raciale.
57 Virginia F. Durr, Outside the Magic Circle, p. 269.
58 Ibid.; Salmond, p. 449; Klibaner, Conscience of a Troubled South, p. 93.
59 Klibaner, "The Travail of Soulhern Radicals", p. 188; Klibaner, Conscience of a Troubled South,
p. 92, 95-99; Sarah Hart Brown, "congressional Anli-Communism and the Segregationist South", p. 813-814; Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons, p. 137-139.
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Quelques faits nous semblent significatifs pour démontrer la démagogie d'Eastland, qui a visiblement cherché à exploiter à mauvais escient le caractére revendicateur de l'organisation du SCEF. Premièrement, il semble qu'à travers ces auditions, le Sénateur Eastland ait cherché à calomnier chaque personne individuellement afin de discréditer plus facilement l'ensemble du SCEF. Nous en sommes venus à cette conclusion car notre analyse du rapport des auditions démontre que dans l'inquisition, Eastland a mis l'emphase sur les activités personnelles des membres du SCEF plutôt que sur les activités organisées par le SCEF lui-même. De même, l'historienne Sarah Hart-Brown relate que le directeur du journal St. Petersburg Times avait demandé que les Sénateurs démocrates censurent Eastland, car son opportunisme politique inqualifiable équivalait à celui du Républicain Joseph McCarthy, qui fut lui-même censuré par le Sénat quelques mois plus tard.SD Finalement, à la fin des auditions, les journalistes présents participèrent à un sondage organisé par le journal Montgomery Advertiser : on leur demanda qui, à ces auditions, était selon eux la personne qui représentait la plus grande menace aux idéaux démocratiques américains. La réponse fut claire: James Eastland remporta la premiére place; Paul Crouch (qui fut plus tard démasqué pour avoir largement menti lors de son témoignage; et qui ne servit plus jamais comme témoin dans ce genre d'inquisition) arriva deuxième; et le procureur Arens, en troisième position.!)1 On voit donc que les médias considérèrent que les organisateurs des auditions eux-mêmes étaient plus menaçants que les témoins du SCEF qui comparurent. Tous ces moyens démagogiques qu'Eastland utilisa pour calomnier les gens du SCEF n'échappérent donc pas aux journalistes présents à ces auditions; ils firent savoir à Eastland et Arens qu'ils considéraient que la preuve par ouï-dire était inadmissible dans une cour de droit, et qu'ils n'avaient pas été impressionnés par les témoignages de Crouch et de Butler.!)L
oU St. Petersburg Times, 23 mars 1954, p. 6, cité par Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons,
p. 131.
61 Montgomery Advertiser, 21 mars 1954, p. 2A, relaté par Clifford Durr dans Virginia F. Durr, Outside the Magic Circ/e, p. 266; Salmond, p. 445; Klibaner, Conscience of a Troub/ed South, p. 84; Sarah Hart Brown, Standing Against Dragons, p. 122-123.
52 Montgomery Advertiser, 21 mars 1954, p. 2A; KJibaner, Conscience of a Troub/ed South, p. 84.
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En conclusion de ce chapitre, on voit que dans la période qui va de 1948 à 1954, le Sénateur Eastland a lentement monté les échelons au sein du Parti démocrate, à travers des événements bien précis. Cependant, il n'était toujours pas à l'apogée de sa puissance. C'est qu'il n'a pas encore eu l'occasion d'avoir un événement véritablement déclencheur qui va faire mousser sa carrière politique; ce qui ne va toutefois pas tarder à arriver, comme nous le verrons dans le prochain chapitre.
Chapitre 3 : 1954·1960 : L'ARRÊT BROWN
ET LA RÉSISTANCE DU SÉNATEUR EASTLAND
Nous avons vu au chapitre précédent comment, en mars 1954, le Sénateur Eastland voulut agir pour prévenir une décision de la Cour suprême qui serait favorable à l'intégration raciale. Il avait tenté en particulier de discréditer les membres de !a Southern Conference Educational Fund (SCEF) en les accusant d'être sous la coupe des Communistes, tout cela dans le contexte de l'avènement du maccarthysme. Mais les auditions du SCEF par le SISS se sont tenu avant tout dans
ün contexte où ta COür suprême se préparait à rendre t'arrêt BrOVlln v. BOôrd of
Education. En fait, ce jugement permit au Sénateur Eastland de devenir rapidement le porte-parole des ségrégationnistes et des résistants à l'intégration raciale, en prononçant des discours mobiiisateurs devant ie Sénat et devant des organisations prônant la suprématie de la race blanche, comme le White Citizens' Council. Au cours de ce chapitre qui porte sur les années de 1954 à 1960, nous verrons également comment Eastland a consolidé son influence à travers les commissions et sous-commissions d'enquête du Sénat.
3.1 Arrêt Brown v. Board of Education, Topeka, Kansas (1954)
Le Sénateur Eastland échoua dans sa tentative de discréditer le SCEF deux mois aprés les auditions du SISS, car le 17 mai 1954, la Cour suprême rendit une décision unanime très controversée. Par l'arrêt Brown v. Board of Education, Topeka, Kansas, elle déclara la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques, renversant ainsi le jugement Plessy v. Ferguson de 1896 1. Dans
; Ce dernier jugement avait statué que la ségrégation raciale était constitutionnelle dans la mesure où les États qui choisissaient de l'imposer comme politique garantissaient un accès à des services et traitements équivalents aux deux races. Le juge John Howard Ferguson, qui représenta la majorité, dénia que la ségrégation raciale soit basée sur l'infériorité de la race noire. Si les gens de couleur pensaient qu'il existait une infériorité, elle ne provenait pas de la loi elle-même, dit-il, mais plutot de i'inierpréiaiion qu'iis en avaieni faiie. Ferguson rejeia aussi i'idée que les iois iniégraiionnisies puisseni réaliser l'égalité sociale des races; selon lui, cela ne dépendait que du consentement volontaire des
la série de causes où le jugement Plessy fut contesté au cours des deux décennies précédant Brown, les plaignants n'avaient en fait pas ouvertement remis en cause le principe même de ségrégation raciale. La stratégie à long terme de la NAACP était de démontrer à chaque fois que les conditions dans lesquelles les étudiants noirs étaient éduqués étaient inférieures en comparaison avec celles des Blancs de la même région. Bien que des améliorations étaient apportées à la suite de chaque jugement, le problème en soi n'était jamais résolu. Les avocats de la NAACP pouvaient ainsi construire leur argumentation de Jugement en Jugement et prouver que les inégalités n'étaient pas des faits isolés, mais bien une situation généralisée qui fut provoquée par la ségrégation2.
Les facteurs de comparaison pris en compte par les juges étaient l'état des bâtiments scolaires, les programmes scolaires, les qualifications et salaires des enseignants, ainsi que d'autres facteurs analogues? Quand les plaignants gagnaient leur cause, d'habitude la Cour ordonnait aux défenseurs de rectifier la situation discriminatoire d'abord en offrant aux Noirs des facilités équivalentes à celles des Blancs, ou plus tard encore en intégrant les étudiants dans les établissements réservés aux Blancs. Mais le jugement Brown était différent des jugements précédents. C'était un recours collectif de quatre causes portant sur la ségrégation en milieu scolaire de niveau élémentaire et secondaire, dans les États du Kansas, de la Caroline du Sud, de la Virginie et du Delaware4. Les circonstances
individus, car on ne pouvait forcer l'application d'une politique qui va à l'encontre des désirs du peuple. Le juge John Marsha!! Har!an fut le seu! à exprimer une opinion disside!"!te: se!o!"! lui, !a !oi ségrégationniste de la Louisiane était bien discriminatoire envers les Noirs. John Howard Ferguson, "Plessy v. Ferguson", Opinion of the Court, Supreme Court of the United States, 163 U.S. 537, 18 mai 1896,
2 Mark V. Tushnet traite en détail de cette stratégie dans son ouvrage The NAACP's Legal Strategy Against Segregated Education, 1925-1950, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1987, xiv, 222 p. Voir aussi Kluger, p. 706-708.
3 Ear! VVarren, '/.. 8rC'Nn v. Board of Education, Topeka, Kansas ~~, Opinion of f.I'Je Court, Suprerne
Court of the United States, 347 U.S. 483,17 mai 1954,
4 Une cinquième cause dans le District de Columbia fut jugée séparément dans l'arrêt Bo//ing v.
Sharpe, rendu lui aussi en faveur des plaignants.
de chaque cause étaient toutefois différentes. Ainsi, dans le cas du Delaware, la Cour de l'État avait donné raison aux plaignants et ordonné leur admission à l'école des Blancs; et dans le cas du Kansas, la Cour de l'État avait convenu que la ségrégation raciale était dommageable pour les élèves, mais avait refusé de statuer en faveur des plaignants sous prétexte que les facilités semblaient équivalentes aux deux races.
Les plaignants étaient représentés par un juriste hors pair, un Afro-Américain nommé Thurgood lVIarshall5. Dans la cause Brown, Marshall voulut exploiter un nouvel argument pour pousser la Cour suprême à changer sa position sur la constitutionnalité de la ségrégation raciale. Il se basa sur le cas du Kansas pour démontrer que toutes conditions physiques d'éducation étant égales, la ségrégation elle-même causait un préjudice irréversible aux élèves afro-américains. Marshall utilisa des travaux de recherche que des chercheurs avaient réalisés sur les effets de la ségrégation raciale dans le développement des individus. En particulier, les travaux de Kenneth B. Clark et Gunnar Myrdal furent d'une importance stratégique pour consolider son argumentation dans la cause Brown°.
5 ~ ,. .'. '., .... .,. , , , .,,.,. ••• r .. .,
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l..-elUI-CI etan le conseiller JUriolque en cnel oe la Ival/onal ,<\ssoc/al/on ror cne ,<\Qvancemenr or Colored People (NAACP), association pour laquelle il avait déjà plaidé de nombreuses causes de droits civiques, certaines devant la Cour suprême. Les plus connues étaient Murray v. Pearson (1936, Cour du Maryland), Smith v. AI/wright (1944), Shel/ey v. Kraemer (1948), Sweatt v. Painter (1950) et McLaurin v. Oklahoma State Regents (1950).
li Kenneth 8. Clark avait une formation de psychologue. En 1950 il rédigea un rapport intitulé "Effect of Prejudice and Discrimination on Personality Developmenf', dans lequel il diffusa les résultats de ses recherches. Il avait effectué des expériences sur des enfants noirs à l'aide de poupées noires et blanches. Il avait demandé aux enfants de déterminer la couleur de chaque poupée et de choisir celle avec laquelle ils préféreraient jouer; la plupart des enfants avait choisi la poupée blanche. Puis, quand on leur demandait de choisir la poupee qui leur ressemblait le plus, ils s'identifiaient presque toujours a la poupée blanche, en ajoutant que celle-ci était gentille et jolie, tandis que la noire était laide et mauvaise. Clark en concluait que la ségrégation raciale créait un complexe d'infériorité chez les enfants afro-américains. Voir Kwame Anthony Appiah et Henry Louis Gates Jr., dir., Africana: Civil Rights: An A-Z Reference of the Movement That Changed Amen'ca, Philadelphie, Running Press, 2004, p. 127128;
Ralph E. Lüker, Historical Dictiondïy' of thf: elv'iI Riglits f~1oV't:ment, Lanharn, rv1ar., SCdrt:cîow
Press, 1997, p. 53-54. Quant à Gunnar Myrdal, un économiste suédois, il écrivit une étude sociologique sur les relations interraciales aux États-Unis : cette étude s'intitulait "An American Dilemma : The Negro Problem and Modern Democracy". Myrdal expliqua qu'il existait un important paradoxe aux États-Unis; en effet, les idéaux de liberté et de démocratie ne correspondaient pas avec
la réaHté de !a d!SCf!m!nat!cn et du rac!sme qU! touchaient !a population afro-américaine. L'auteur
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Les juges constatèrent que les enfants noirs subissaient des blessures psychologiques autant que physiques à cause de la ségrégation et se rangèrent donc du côté des plaignants. L'argument principal qu'ils invoquèrent pour expliquer leur décision est que la doctrine du « Sèparè mais égal» ne pourrait jamais vraiment fournir aux Afro-Américains des facilités équivalentes à celles des Blancs. En fait, selon les juges, la ségrégation raciale dans l'éducation publique violait la clause de protection égale du 14" amendement, des facilités séparées étant « nécessairement inégales ».7 Warren nota aussi qu'il importait peu que dans le jugement Plessy on ait affirmé que la ségrégation n'était pas dommageable, puisqu'ils en avaient euxmêmes constaté les effets depuis ce temps et que la recherche faite sur ce sujet s'était beaucoup développée dans les années précédentes.8 Les juges ne passèrent toutefois aucun décret pour faire appliquer le jugement dans l'immédiat.
Malgré que la plupart des Sudistes aient réagi dans un premier temps de façon modérée face à la décision Brown et aient prôné l'obéissance à la Cour, plusieurs autres furent outrés de ce jugement qui allait bouleverser complètement leur mode de vie. Ils cherchèrent à discréditer la décision des juges pour créer un mouvement de résistance à son application dans la population. Le Sénateur Eastland fut l'un de ceux qui réagirent le plus vivement à l'annonce du jugement. Il déclara ce jour-là que les Sudistes refuseraient toujours d'obéir à ce jugement: "The South will not abide by nor obey this legislative decision by a political court. [...] We will take whatever steps are necessary ta retain segregation in education.9 " Puis, à peine dix jours après le prononcè de l'arrêt Brown, il tint un discours très disparate devant le Sénat
décrivit les nombreux obstacles qui empêchaient une participation entière des Noirs à la vie politique américaine. À son avis, la fin de la ségrégation raciale remédierait à cette situation problématique. Voir Luker, Historical Dictionary of the Civil Rights Movement, p. 12-13.
7 Earl Warren, « Brown v. Board of Education, Topeka, Kansas », p. 495.
8 Earl Warren, « Brown v. Board of Education, Topeka, Kansas », p. 494-495; Kluger, p. 707-709.
9 Washington Post and Times-Herald, 18 mai 1954, p. 1; New York Times, 18 mai 1954, p. 1, 19;
Meridian Star, 18 mai 1954, p. 2; Jackson Clarion-Ledger, 18 mai 1954, p. 1; McMillen, The Citizens' Council, p. 9; David Southern, Gunnar Myrdal and Black-White Relations, p. 172.
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pour dénoncer la décision des juges. Il déclara que la Cour avait ainsi rejeté des principes fondamentaux contenus dans la Constitution et qu'elle avait l'intention de renverser toutes les lois des États exigeant la ségrégation raciale; cette ségrégation étant la base de la culture et des institutions sudistes. 1O Il ajouta que les instincts raciaux étaient normaux et que les gens désiraient naturellement s'associer avec ceux de leur propre race, pour conserver la « pureté» de chaque race.11 Ensuite, Eastland affirma que les juges n'avaient pas trouvé d'argument valable dans le 14e amendement pour justifier leur décision, alors ils durent selon lui se baser sur des études sociologiques et psychologiques dont les auteurs étaient influencés par des groupes de pression gauchistes.12 Le Sénateur nia formellement que la ségrégation que les Sudistes pratiquaient ait pu être basée sur le concept de l'infériorité de la race noire; mais il prétendit paradoxalement qu'aucun pouvoir dans la Constitution ou les lois des États ne permettait de placer les deux races au même niveau social.1~ Eastland exposa l'argument le plus direct en expliquant que la Cour avait été subjuguée par des groupes de pression subversifs de gauche:
"Our court has been indoctrined and brainwashed by left-wing pressure groups. The Court is out of step with the American people. We see Justices of the Supreme Court banqueted and honored by left-wing Communist-front organizations militantly interested in legislation on which the Supreme Court
_ .. _, 14"
IIIU::>l IJd::>::>.
Ainsi, Eastland reprochait aux juges de ne pas demeurer totalement impartiaux en acceptant entre autres des prix remis par des organisations soi-disant procommunistes. Il désigna au premier chef le juge Hugo Black, qui avait un jour accepté un prix de la Southern Conference for Human Welfare (SCHW), qui fut remis en présence d'Eleanor Roosevelt elle-même. Rappelons que le juge Black
lU Congressional Record, 27 mai 1954, p. 7251-7254; Woods, Black Struggle, Red Scare, p. 54.
11 Congressional Record, 27 mai 1954, p. 7251, 7255, 7257; Woods, p. 54-55.
12 Congressional Record, 27 mai 1954, p. 7252.
13 Congressional Record, 27 mai 1954, p. 7253.
14 Congressional Record, 27 mai 1954, p. 7254; New York Times, 28 mai 1954, p. 16; Bartley, The Rise of Massive Resistance, p. 67; Woods, p. 54.
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était le beau-frère d'une des leaders de la SCHW, Virginia Durr, qui fut prise à partie par Eastland lors des auditions du SISS deux mois plus tôt (sect. 2.4). Le Sénateur ne manquera pas de souligner dans son discours que la SCHW était un "Gommunist Front'. /1 dénonça également le juge William O. Douglas, qui avait donné un discours à la Convention nationale de la CIO, une centrale syndicale qui prônait l'intégration; le juge Douglas s'était de plus prononcé en faveur de la reconnaissance de la Chine communiste.15 East/and termina en mentionnant que les Noirs n'étaient pas responsables de l'agitation contre la ségrégation; selon lui c'étaient les agissements de militants radicaux qui voulaient renverser les institutions américaines.16
Un an aprés que la Cour suprême ait statué dans la décision Brown, Eastland demanda que le Sénat prenne une résolution pour que la commission judiciaire du Sénat entreprenne une investigation de la décision Brown, en particulier des autorités scientifiques modernes citées par la Cour dans son jugement1f . Le
Sénateur était déjà persuadé que ces chercheurs étaient influencés par l'idéologie communiste. Le lendemain il tint un discours au Sénat où il dénonça tous les chercheurs cités par la Cour, en énumérant longuement leurs antécédants ainsi que toutes les organisations et individus à tendance de gauche avec lesquels ils avaient eu des liens. /1 mentionna que la plupart d'entre eux avaient été cités à maintes reprises par le HUAC à cause de leurs affiliations avec des organisations comme la SCHW, l'American League for Peace and Democracy, le Worfd Peace Appeal et de nombreuses autres.1B L'historien Jeff Woods note toutefois qu'aucun des chercheurs
15 Congressional Record, 27 mai 1954, p. 7254-7255; New York Times, 28 mai 1954, p. 16; Woods, p. 54; Richard M. Fried, Nightmare in Red: The McCarthy Era in Perspective, New York, Oxford University Press, 1990, p. 176.
~e Congressional Record, 27 mai 1954, p. 7255; Woods, p. 54; Fried, p. 176.
17 Dans une note à la fin du jugement, la Cour cita plusieurs ouvrages pertinents pour comprendre les effets néfastes de la ségrégation. Elle termina la citation avec l'ouvrage de Myrdal, en reconnaissant que l'ouvrage était indispensable pour apprendre sur le sujet: "And see generally Myrdal, An American Dilemma (1944)". Cette mention suscita de vives critiques chez Eastland, qui concentra par conséquent ::;e::; attaque::; en padicuiiel ::;ul iviyldai. Vüil COrig,-essiOritii Re(;O'-û, 25 lïlai 1955, p. ô963, LewiB, Tiie White South and the Red Menace, p. 58; James O. Eastiand, Supreme Court Tyranny, s.l., s.n., c1955,
p. 20-21.
18 Congressional Record, 26 mai 1955, p. 7119-7124; Southern, Gunnar Myrdal and Black-White Relations, p. 174-175; Eastland, Supreme Court Tyranny, p. 3-31.
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cités par Eastland n'avait directement préconisé le renversement de la démocratie et du capitalisme; mais leurs convictions égalitaires et sociales-démocrates furent néanmoins la cible des Sudistes ultra-conservateurs comme Eastland, qui les assimilèrent aux Communistes.19 Eastland dira même qu'ils s'inspirèrent de Karl Marx :
"[...] they are attempting to graft into the organic law of the land the teachings, preachments, and social doctrines arising from a political philosophy which is the antithesis of the principles upon which this Government was founded. The origin of the doctrines can be traced to Karl Marx, and their propagation is part and parcel of the conspiracy to divide and destroy this Government through internai controversy. The Court adopts this propaganda as "modern scientific authorities.,,20 "
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comment on devrait procéder à l'intégration raciale dans les écoles. Les juges furent assez conciliants; ils permirent aux cours de district locales de vérifier l'application du jugement en intégrant ies écoies à ieur rythme. Sans doute espéraient-ils obtenir une meilleure coopération de la part des Sudistes en leur laissant davantage de latitude21 . Mais les militants des droits civiques furent déçus du manque de fermeté apparent de cette décision, y voyant un signe de faiblesse chez les juges. Ainsi, non seulement les ségrégationnistes refusèrent d'obéir à la décision, mais ils eurent l'assurance de ne pas être sanctionnés s'ils l'enfreignaient. De nombreux Sudistes furent convaincus de la nécessité de résister à l'intégration et furent renforcés dans leur conviction par le deuxième jugement de la Cour, ainsi que par l'encouragement à la défiance exprimé par Eastland dans ses discours. Cette volonté de résistance finit même par atteindre une majorité de politiciens sudistes: en mars 1956, un
19 1Ml"ll"lrl" n C;C;
20 C;;g-~s~io-n-~IRecord, 26 mai 1955, p. 7120; Eastland, Supreme Court Tyranny, p. 6.
21 La Cour a ordonné que les États procèdent ''with ail deliberate speed", c'est-à-dire à la vitesse appropriée, sans plus de précision sur une période de temps allouée pour réaliser l'intégration. Voir Earl Warren, « Brown v. Board of Education, Topeka, Kansas », Opinion of the Court, Supreme Court of the United States. 349 U.S. 294, 31 mai 1955,
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groupe de 77 Représentants et 19 Sénateurs sudistes se réunit pour rédiger une déclaration qui dénonçait l'intégration raciale en milieu scolaire. Ils l'appelérent le Southern Manifesto (( Manifeste sudiste ») et ils la lurent devant le Congrès. Le Sénateur Eastland était parmi les manifestants; des extraits de cette déclaration ressemblent beaucoup à la rhétorique fréquemment utilisée dans les discours
qu'Eastland a tenus sur ce sujet. Nous le voyons ici:
"[...] We regard the decisions of the Supreme Court in the school cases as a clear abuse of judicial power. It climaxes a trend in the Federal Judiciary undertaking to legislate, in derogation of the authority of Congress, and to encroach upon the reserved rights of the States and the people.
[...]Though there has been no constitutional amendment or act of Congress changing this established legal principle almost a century old, the Supreme Court of the United States, with no legal basis for such action, undertook to exercise their naked judicial power and substituted their personal political and social ideas
J: __ .il-.&._1-1:_1-_-11_••. _J:.L1-_ 1__ -1
lUI lIlt:: t:::>ldUII:>IIt::U IdW UI lIlt:: leU lU.
This unwarranted exercise of power by the Court, contrary to the Constitution, is creating chaos and confusion in the States principally affected. It is destroying the amicab!e relations between the white and Negro races that have been created through 90 years of patient effort by the good people of both races. It has planted hatred and suspicion where there has been heretofore friendship and understanding.
Without regard to the consent of the governed, outside mediators are threatening immediate and revolutionary changes in our public schools systems. If done, this is certain to destroy the system of public education in some of the States [...].22"
Nous observons que dans ces extraits, les politiciens sudistes dénoncèrent
l'initiative de la Cour suprême de s'ingérer dans les compétences réservées aux
États, pour imposer l'adhérence de tous aux idées politiques et sociales « libérales»
des juges. Ils virent dans cette manoeuvre un abus certain du pouvoir judiciaire qui
cherchait à dominer le système politique politique, peu importe s'il fallait pour cela
contrevenir aux principes de séparation des pouvoirs et de droits des États qui
22 "The Decision of the Supreme Court in the School Cases -Declaration of Constitutional Prînciples," dans le Congressional Record, 12 mars 1956, p. 4460.
7S
étaient énoncés dans la Constitution. En fait, les juges contrevinrent plutôt à l'interprétation que les Sudistes ségrégationnistes faisaient de ces principes. Nous observons toutefois que les politiciens ne firent pas référence à l'influence supposée des Communistes au sein de la Cour, comme Eastland en avait l'habitude.
Les deux causes Brown furent les premiéres qu'Eastland critiqua, mais dans les années qui suivirent, il mena une campagne de salissage contre la Cour suprême, de façon particulièrement intense lorsque les juges rendirent des décisions qu'il désapprouva concernant la ségrégation et le droit des États. Il reprocha au juge en chef de la Cour suprême, Earl Warren, de rendre ses jugements à la manière d'un politicien, en étant influençable aux machinations des Communistes. Il fit d'ailleurs allusion à la carrière de politicien de WarrenLj, dans un échange avec le Sénateur inquisitorial Joe McCarthy, lors d'auditions du SISS en réaction au jugement Pennsylvania v. Nelson. Ce jugement établit que seul le gouvernement fédéral avait le pouvoir de légiférer en matiére de lois antiséditieuses. Voici des extraits intéressants de leur dialogue.
Chairman EASTLAND. "Is there any more certain road to the destruction of the American system of Government than an irresponsible Supreme Court usurping the power of Congress?
Senatûi McCARTHY. Yûü aie iight. And may 1say, Mi. Chaiiman, that 1think one of the reasons why we are getting such bad decisions, while 1 hate to engage in personalities, 1think it is because we made the mistake of confirming as the Chief Justice of the Supreme Court a man who had no judicial experience, who had practica!!y no !ega! experience except as a district attorney for a short period of time, and whose entire experience was as a politician. (00']
Chairman EASTLAND. We have politicians instead of lawyers on the Court.
23 Warren avait été successivement District Attorney de l'Alameda County, Attorney General de l'État de la Californie, Gouverneur du même État, et finalement, candidat défait au poste de VicePrésident aux élections de 1948 pour le Parti républicain.
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Senator McCARTHY. Unfortunately so, and they do not understand the function of the Court. They apparent!y fee! that It IS the function of the Court to legislate, and not to interpret the laws.
Chairman EASTLAND. Senator McCarthy, in the Steve Nelson case, the Court has deprived the State of its most fundamental powers.
Senator McCARTHY. Right.
Chairman EASTLAND. What greater blow could be struck at the American system of government? [...] 24 "
On voit donc Eastland dénigrer fortement les compétences d'Earl Warren comme juge. Il est intéressant de constater que le Sénateur n'accuse pas ici directement le juge Warren d'être communiste (cela aurait pu être difficile à prouver), mais bien d'être influençable aux desseins des Communistes en les favorisant dans tous ses jugements. Cette tactique est bien caractéristique du Sénateur Eastland. En disant cela, il pouvait ensuite affirmer que tous ceux qui étaient favorisés par les jugements de la Cour étaient aussi des Communistes, malgré qu'ils ne l'étaient pas dans la grande majorité des cas. Quant au juge Warren, partout à travers le Sud les ségrégationnistes entreprirent une campagne pour provoquer une procédure d'impeachment (mise en accusation) à son endroit, mais cela n'a finalement abouti à rien.
l\Jous allons démontrer dans les prochains chapitres que la décision Brown eut un impact décisif sur la carrière politique d'Eastland. Quelques journalistes rapportèrent par ailleurs qu'au début de 1954, le Sénateur avait songé à ne pas se représenter pour un troisième mandat, sa carrière stagnant depuis quelques années. Il n'avait alors qu'une plate-forme électorale basée sur l'agriculture. Mais il changea
~4 United States, Congress, Senate, Committee on the Judiciary, Jurisdiction in Sedition Cases. Hearing Before the Subcommittee to Investigate the Administration of the Internai Security Act and Other Internai Security Laws of the Committee of the Judiciary, United States Senate, Eighty-Fourth Congress, Second Session, on S. 3603 and S. 3617. May 11, 1956, Washington, U. S. Govt. Print. Off., 1956, p. 8; cité par Walter F. Murphy, Congress and the Court: A Case Study in the American Political Process, Chicago, University of Chicago Press, 1962, p. 88-89.
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subitement d'idée lorsqu'il vit l'opportunité d'exploiter la réaction des Sudistes mécontents du jugement Brown?:; Eastland devint en quelque sorte un des porteparole des ségrégationnistes en exprimant le même ressentiment qu'eux. Il provoqua également un mouvement de résistance massive à l'encontre de la décision des juges, car ce n'est qu'aprés son discours au Sénat que les Sudistes constituèrent un mouvement fort contre les intégrationnistes, inspirés par les arguments et propos du Sénateur East/and.
3.2 Création du White Citizens' Council, rallies et discours réactionnaires d'Eastland (1954-1956)
Le prononcé de l'arrêt Brown par la Cour suprême eut pour effet de rallier une bonne partie des Sudistes dans la lutte contre l'intégration raciale. On vit l'éclosion de plusieurs organisations dont le but était justement de résister devant la volonté des juges de !a Cour suprême et des intégrationnistes. L'organisation !a plus influente et la plus répandue qui fut fondée à ce moment est sans contredit le White Citizens' Council (ou « Conseil des citoyens blancs»).
Selon quelques historiens et auteurs prenant parti pour les intégrationnistes, le Sénateur Eastland lui-même aurait été à l'origine de la fondation du WCC. 26 En effet, dans un discours électoral qu'il a prononcé cinq semaines après la décision Brown, il lança un appel à la résistance devant la pression exercée par les groupes de gauche. Il a alors encouragé la formation d'une organisation nationale pour contrer l'influence des partisans de l'intégration. Voici un extrait significatif de ce discours:
25 New York Post, 17 février 1956, p. 4; "The South: The Authentic Voice", Time Magazine, vol. 67, no. 13, 26 mars 1956, p. 28.
26 Elizabeth Geyer, "The "New" Ku Klux Klan," The Crisis, vol. 63, no 3, mars 1956, p. 139; Dan Wakefield, "Respectable Racism : Dixie's Citizens Councils," The Nation, vol. 181, no 17, 22 octobre 1955, p. 339.
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"It is essential that a nation-wide organization be set up. It will be a people's organization, an organization not contro!!ed by fawning po!iticîans who cater to organized racial pressure groups. A people's organization to fight the Court, to fight the C.I.O., to fight the N.A.A.C.P., and to fight ail the conscienceless pressure groups who are attempting our destruction. We will mobilize and organize public opinion. We will attempt to pledge candidates in advance as they attempt to pledge them. We are about to embark upon a great crusade, a crusade to restore Americanism, and return the control of our government to the people. In addition, our organization will carry on its banner the slogan of free enterprise and we will fight those organizations who attempt with much success to socialize industry [...] This will give us recruits and add to our support in the North and West.
Generations of Southerners yet unborn will cherish our memory because they will
...__ 1:__ J.I-._J. ~ _ r.:_L-J. __ .•.:11 L-_ _ ...J &__ ~L..__ L-_:_ .. ..-:_ ..J
ICClIILC 1I1ClIIIIC "Y"I wc IIUW WClYC, Will IIClVC tJIC03CIVCU lUI IIiCIlI IIICII UIlIClIlIICU racial heritage, their culture, and the institutions of the Anglo-Saxon race. We of the South have seen the tides rise before. We know what it is to fight. We will carry the fight to victory.27 "
Plusieurs éléments de ce discours démontrent l'attitude démagogique d'Eastland. On remarque d'abord qu'il prit soin de préciser le caractère populaire de la future organisation; cela dans le but d'inspirer la confiance aux électeurs, en prétendant que la plupart des politiciens étaient tellement influençables et achetables qu'ils ne cherchaient qu'à satisfaire les groupes de pression libéraux. Selon Eastland, le peuple, lui, était fiable et intègre; il constituait donc le rempart de la tradition ségrégationniste sudiste. Ensuite, on voit que le Sénateur mit l'accent sur le patriotisme, l'américanisme, et la préservation de l'héritage racial et anglo-saxon inhérents à son combat. Ces valeurs ultra-conservatrices et chauvines sont en effet considérées comme représentant bien la culture traditionnelle du Sud profond des États-Unis à cette époque. Eastland s'assura ainsi de l'appui des électeurs en mentionnant ces objectifs de la future organisation. Nous remarquons qu'Eastland insistait sur le concept de la suprématie de la race blanche et de la culture anglosaxonne alors qu'il s'addressait aux membres du WCC; mais lorsqu'il prononçait un discours au sénat, il semblait soucieux de paraître plus neutre en niant entre autres
27 "My Home Folks, Friends, and Neighbors of Scott County," James O. East/and Papers, Archives and Special Collections, J.O. Williams Library, University of Mississippi, 26 juin 1954, p. 28-29.
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sa croyance en la suprématie de la race blanche.28 Nous pensons voir là un exemple de modification du discours d'Eastland selon le type de public qu'il cherchait à convaincre. Un dernier point à signaler est qu'Eastland affirma la nécessité d'inclure les notions de « libre entreprise » et de « lutte contre les organisations qui voudraient socialiser l'industrie » dans les objectifs du White Citizens' Counci/; il fit cela dans le but explicite de rallier à leur cause la population du reste du pays, plus anticommuniste que ségrégationniste. On constate là une continuité dans la politique de répression anticommuniste: Eastland garantit à ses électeurs et aux autres qu'il veut convaincre que l'organisation à fonder sera anticommuniste, et qu'elle luttera donc contre ces groupes interraciaux de gauche ou communistes.
La réponse à l'appel d'Eastland ne se fit pas attendre longtemps. Le mois suivant, en juillet 1954, le premier chapitre de l'organisation du White Citizens' Council fut fondé; et ce, à Indianola, dans le Sunflower County, soit le comté d'origine d'East!and. L'intention des membres du Council était effectivement de contrer ce qu'ils percevaient comme la menace intégrationniste, en réétablissant les valeurs sudistes pour régler les problèmes raciaux. Puis, le nouveau mouvement se répandit rapidement à travers le Mississippi, pour ensuite s'étendre aux États voisins, et finalement vers une bonne partie des États de l'Union (surtout des États du Sud). Parfois l'organisation ne portait pas le même nom, mais gardait la même idéologie suprémaciste; c'était notamment le cas en Virginie, avec les Defenders of State Sovereignty and Individual Liberties, et en Caroline du Nord, avec les Patn·ots. L'expansion de l'organisation se faisait presque toujours de la même manière: c'était un "grass-roots movemenf', un mouvement structuré par la base, par la communauté locale. Il se produisait un événement susceptible d'être menaçant aux yeux des ségrégationnistes, comme l'existence d'une pétition pour demander des écoles racialement intégrées dans la région, ou des tentatives par des
28 Congressional Record, 27 mai 1954, p. 7253, 7255.
Afro-Américains de s'inscrire sur les listes électorales. Les ségrégationnistes résidant dans la région concernée prenaient soudain conscience de cette situation qui risquait de compromettre la Southern Way of Life, et beaucoup d'entre eux s'unissaient afin de former un nouveau chapitre du Council. Bien vite, les comtés avoisinants formaient des chapitres aussi, pour finalement créer une association de Councils pour l'État. La propagation des membres se faisait de façon exponentielle; de quelques dizaines qu'ils étaient au départ, ils devenaient plusieurs milliers par comté aprés quelques mois seulement. Au début de 1956, soit au plus fort du mouvement, on estimait le nombre de membres du Council à entre 250 000 et 300 000, dont environ 60 000 pour l'État du Mississippi à lui seul, et ce, moins de deux ans après l'apparition du premier chapitre de l'organisation.:.!!! Vu le nombre de ses membres, on ne peut douter de l'influence grandissante de l'organisation à travers la société sudiste de cette époque. 1\J'oublions pas que de nombreuses personnes sympathisaient avec leur cause sans être devenus des membres officiels, ce qui accroît considérablement l'apport réel de l'influence du Council à travers le Sud.
L'organisation du White Citizens' Council était fonciérement apolitique. Les personnes qui l'ont créée et dirigée ne provenaient pas de la classe politique; ce n'étaient que de simples citoyens. Cependant, le Council chercha forcément à attirer les politiciens dans leurs rangs, question d'accroître le prestige de l'organisation. L'attrait des politiciens sera toutefois mitigé; tout dépendait de facteurs comme l'endroit d'où ils venaient (du Sud profond, ou des États du Sud plus modérés) et le niveau politique qu'ils représentaient (au niveau municipal, de l'État, ou encore fédéral). En général, nous pouvons dire que plus le politicien évoluait à un niveau local, plus il semblait démontrer de l'intérêt pour cette organisation. Nous supposons que c'est parce que l'élu local côtoyait davantage ses concitoyens que ne pouvait le faire l'élu régional ou national; il pouvait donc être plus sensible à leurs
29 McMillen, p. 11; Bartley, Rise of Massive Resistance, p. 84; Geyer, p. 139; Wakefield, p. 339.
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préoccupations face aux menaces à leur mode de vie ségrégationniste. Les politiciens du Sud profond pouvaient quant à eux hésiter à s'engager fermement, si l'organisation locale du Council employait des tactiques plus discutables pour faire pression sur les militants des droits des Noirs. Pour ce qui est du Sénateur Eastland, sa position était ambigüe : il a toujours nié être membre officiel du Council. Il justifiait son non-engagement en rappelant le caractère apolitique de l'organisation, selon lui peu compatible avec sa fonction de Sénateur.3o Ses détracteurs soutenaient pourtant qu'il supportait le Council depuis sa création. Ainsi, dans un article de 1965 assez bouillant, l'auteur Robert Sherrill affirma que le Sénateur Eastland était en fait l'un des premiers organisateurs du mouvement. Sherrill ajouta qu'Eastland aurait dit: "1 am against any organization which indulges, which promotes, racial and religious prejudice, hatred and bigotry", quand en réalité il aurait supporté la John Birch Society, le White Citizens' Council et toutes les organisations suprémacistes qui étaient apparues au cours des vingt années précédentes.J1
Le politicien sudiste pouvait également jouer un autre rôle que celui de simple membre du White Citizens' Council. De par sa notoriété, il pouvait apparaître aux rassemblements du Council, appelés rallies; et y prononcer des discours pour
le Council dans ses actions et réalisations. Tenir ce rôle est précisément ce que le Council demanda au Sénateur Eastland. Celui-ci tint régulièrement des discours jusqu'à une fois par mois -au cours des deux premières années d'existence du Council, puis moins souvent au cours des années suivantes. Sa présence parmi les orateurs des rallies constituait un événement en soi, une manière d'attirer les gens pour assister au rassemblement et assurer la venue d'une foule nombreuse. C'est à travers ces discours qu'Eastland réussissait à convaincre les personnes a priori plus modérées et, par son argumentation quelque peu manipulatrice, à les pousser à
30 Birmingham News, 12 février 1956, p. 1.
31 Robert Sherrill, "James Eastland : Child of Scorn," The Nation, vol. 201, no 10, 4 octobre 1965, p. 186, 187; John Dittmer, Local People: The Struggle for Civil Rights in Mississippi, Urbana, University of Illinois Press, 1994, p. 45.
adopter son point de vue ultra-conservateur. Il répétait généralement la même allocution de raI/yen raI/y, en ajoutant quelques variantes, généralement des références à des événements d'actualité locale; l'assistance pouvait de cette manière se sentir plus concernée. Les thèmes qu'il abordait étaient récurrents. Les concepts de nationalisme américain, de souveraineté des États, de suprématie de la race blanche et de subversion des militants intégrationnistes parsemaient tous ses propos.
Nous pouvons maintenant analyser quelques extraits de ces discours. Eastland entama son argumentation en expliquant que la Constitution américaine a établi que c'est le peuple américain qui est la source du pouvoir du Gouvernement. Il vit l'origine de cette clause dans l'usage de la Common Law britannique. Selon lui, la Common Law n'est que les règles de conduite que le peuple s'est donné à lui-même au niveau de la communauté; ces règles sont fondées par les us, coutumes et traditions pratiqués par les gens.;j;< Ainsi, d'après Eastland, quand les membres d'une communauté choisissent de pratiquer la ségrégation raciale, ils sont dans leur droit puisque la Constitution leur donnerait le pouvoir de faire ce qu'ils veulent, et cela l'emporte sur le droit du gouvernement fédéral de s'immiscer dans ce domaine. À son avis le droit du peuple de décider de son mode de vie devait primer ici.
Par ailleurs, le Sénateur prétendit que ni la Constitution, ni un de ses amendements ne donne le droit exprès au Congrès, au Président ou à la Cour suprême de déclarer que les enfants blancs et noirs doivent fréquenter les mêmes établissements scolaires. Par conséquent, en statuant que la ségrégation raciale dans l'éducation est inconstitutionnelle, la Cour suprême aurait commis une grave erreur qui pourrait mettre en péril la base même du système démocratique américain. Eastland dit devant le Council :
~< "Address to Mississippi Citizens' Councils," 1er décembre 1955, p. 2-3, et "Address to Alabama Association of Citizens' Councils," 10 février 1956, p. 4-5, dans les James 0. Eastland Papers, Archives and Special Collections, J. O. Williams Library, University of Mississippi.
"The Supreme Court of the United States, in the false name of law and justice, has perpetrated a monstruous crime. It presents a c1ear and present danger, not only to the law, customs, traditions, and racial integrity of Southern people, but also to the foundations of our Republican form of Government.33 "
Ensuite, Eastland precisa davantage ce qu'il voulut signifier par la menace envers les « fondations de leur forme républicaine de Gouvernement ». À son avis, la Cour suprême aurait subi l'influence de groupes de pression pro-communistes afin que les juges puissent rendre des décisions en faveur de l'intégration raciale. En effet, les ségrégationnistes suprémacistes blancs comme Eastland crurent dur comme fer au complot communiste pour contrer la suprématie de la race blanche. Ceux qui contestérent les valeurs prônées par Eastland et ses semblables furent étiquetés comme étant des gens subversifs qui cherchaient à anéantir la société sudiste telle que les ségrégationnistes la connaissaient: c'est-à-dire libre de toute contrainte dans la maniére de gérer la question raciale. L'ingérence de n'importe laquelle des branches du gouvernement fédéral fut considérée comme une attaque envers la souveraineté des États et du peuple; une menace à la liberté individuelle d'agir à sa guise selon ses valeurs; et donc, une tentative communiste d'établir tyranniquement une société racialement égalitaire. Les suprémacistes allèrent jusqu'à prétendre que leurs adversaires voulaient réaliser l'amalgamation des races afin de paNenir à l'égalité totale par le biais du métissage. Eastland exprima toutes ces idées dans ce long extrait de son discours devant le Council :
"The anti-segregation decisions are dishonest decisions in the light of law and precedent. Although rendered by Judges whose sworn dutY it was to uphold the law and to protect and preseNe the Constitution of the United States, these decisions were dictated by political pressure groups bent upon the destruction of the Ameiican system of Govemment, and the mongielization of the white iace. The Judges who rendered them violated their oaths of office. They have disgraced the high office which they hold. The Court has responded to a radical pro-Communist political movement in this country. 1do not have to tell you that
33 "Address to Mississippi Citizens' Councils," p. 4.
this thing is broader and deeper than the N.A.A.C.P. It is true that the N.A.A.C.P.
ie:: th<=> frnnt ~nrl ie:: th<=> 'AI<=>~nnn tn fnrr<=> int<=>('1r~tinn It ie:: th<=> ~('1<=>nt It ie:: th<=> ~rtinn
.-...-00_'" _ ..-.-...-"--r--" .-._._-....-::1._..-... ,..-...--::1-...... '-...--_.._.. group. It is backed by large organizations with tremendous power, who are attempting with success to mold the c1imate of public opinion, to brainwash and indoctrinate the American people to accept racial integration and mongrelization.
Time Will not permit me to list the organizations and groups who back, support, cooperate with and direct the N.A.A.C.P. In general they are church groups, racial organizations, labor unions, and Iiberal groups of ail shades of red. They run from the blood red of the Communist Party to the almost equally Red of the Natiûnal Cûüncil ûf Chuiches ûf Chiist in the U.S.A. Nevei in the histûÎY ûf this country has there been such a campaign as they now wage against us [...].34 "
Dans cette citation, on peut d'abord observer qu'East!and mit l'emphase sur !e rôle prééminent des juges dans la préservation de la loi et de la Constitution. On comprend alors que pour lui, il soit si grave que les juges de la Cour suprême aient
rendü une décision qui diverge d'avec ses propres principes. De son point de vue, ce
sont ceux qui sont sensés protéger la Constitution (du moins, sa perception de ce qu'est la Constitution) qui sont justement en train de la détruire. Les juges auraient agi comme ceia dans ie but de favoriser des groupes pro-communistes; Eastiand désigna au premier chef la NAACP, la plus influente organisation des droits civiques au milieu des années 1950. Il insista d'ailleurs sur la supposée nature subversive de la NAACP. Parce que l'organisation militait à l'échelle nationale pour des fins antiségrégationnistes, Eastland y vit le signe d'une propagande communiste destinée à changer l'opinion publique sur la question de l'intégration raciale. La NAACP semblait avoir un puissant soutien pour réaliser cet objectif; Eastland allégua que des organisations en tout genre supportent, coopèrent ou dirigent la NAACP. Il suggéra ainsi à quel point l'étendue de la conspiration serait vaste et toucherait plusieurs organisations qui apparaissaient irréprochables jusqu'à ce moment. Le Sénateur réussit donc à instaurer un sentiment de méfiance parmi ses auditeurs, envers les organisations libérales qu'ils côtoyaient.
34 Ibid., p. 5-7; « Address to the Alabama Association of Citizen s' Councils », p. 8-9; « Address to South Carolina Association of White Citizens' Councils », 26 janvier 1956, p. 6-8; « Address to the Texas Association of Citizens' Councils », 16 mars 1956, p. 8-9, dans les James O. East/and Papers, Archives and Special Collections, J.O. Williams Library, University of Mississippi.
Selon Eastland, les Noirs n'étaient pas en cause dans le probléme de contestation raciale; eux ne demandaient pas la fin du système ségrégationniste, car Eastland disait qu'ils en étaient satisfaits. La plupart des Blancs étaient du même avis; ils n'auraient désiré que le maintien de la paix et l'harmonie. Le point de vue ségrégationniste était que ce n'étaient que quelques faiseurs de troubles et agitateurs subversifs au Sud, et les organisations militantes du Nord, qui étaient à la source du probléme. Ils seraient les seuls responsables de tout ce tumulte, parce que les autres Sudistes n'avaient pas l'air de contester l'ordre établi. Par conséquent, les Sudistes devaient s'unir afin de contrer leur influence.35 Ces intégrationnistes utiliseraient les tensions raciales présentes dans la société sudiste pour faire avancer la cause égalitaire communiste. Le bien-être du peuple afroaméricain n'était qu'accessoire; ce n'aurait pas été leur principale préoccupation. Eastland dira:
"The Negro is being used as a pawn by those who plot the destruction of our Government. The Communist conspiracy can never succeed in America unless there is first destroyed the powers of the States. It can never succeed until the people are deprived of the power to control their local institutions. When the Supreme Court destroys local self-government in the South, it also destroys it in the North.36
li
Dans cette dernière citation, Eastland signalait bien comment les Noirs étaient soi-disant considérés comme des pions par ceux qui prétendaient défendre leurs droits. En fait, leur contestation sur le plan racial n'aurait été que le prétexte dont ils avaient besoin pour comploter la destruction du système politique américain. D'après le Sénateur, la conspiration communiste ne pouvait réussir qu'à condition d'avoir
:J:> « Address to Mississippi Citizens' Councils », p. 13-14; « Address to the Alabama Association of Citizens' Councils », p. 15; « Address to South Carolina Association of White Citizens' Councils », p. 13-14; « Address to the Texas Association of Citizens' Councils », p. 13.
36« Address to Mississippi Citizens' Councils », p. 16-17; «Address to the Alabama Association of Citizens' Councils », p. 19; «Address to South Carolina Association of White Citizens' Councils », p. 17; «Address to the Texas Association of Citizens' Councils », p. 16.
d'abord sapé la base du gouvernement, en éliminant les pouvoirs garantis aux États. Puis, en mentionnant que le complot concernait tous les États et non les seuls États du Sud, nous pouvons affirmer qu'Eastland cherchait à rallier tous les Américains à sa cause.
En contrepartie, les ségrégationnistes, eux, avaient prétendument à coeur le bien-être des Afro-Américains; mais ils étaient convaincus que leur prospérité ne pouvait se réaliser qu'à travers la ségrégation raciale. En effet, leur perception suprémaciste faisait qu'ils ne pouvaient concevoir que les personnes de race noire puissent rivaliser équitablement avec les Blancs; donc, ils devaient évoluer séparément dans le but de s'améliorer chacun de leur côté.
Eastland termina l'argumentation en mentionnant que comme la Cour suprême avait rendu une décision unilatérale, les Sudistes avaient désormais affaire à une tyrannie judiciaire; cela allait à l'encontre de tous les principes de liberté hérités de la tradition anglo-saxonne. Aussi, comme la Cour suprême n'était pas composée de représentants élus par le peuple, ses juges ne pouvaient prétendre agir conformément à la volonté du peuple. Le devoir des ségrégationnistes était donc de s'opposer par tous les moyens à cette tyrannie pour protéger la Southem Way of Life, qui était pour les ségrégationnistes la seule American Way of Life valable.37
Plusieurs historiens et auteurs ont noté à juste titre des similitudes entre le White Citizens' Council et le Ku Klux Klan. Les deux organisations luttaient pour promouvoir la supériorité de la race blanche. Quelques ségrégationnistes notoires et aguerris étaient d'ailleurs reconnus pour être affiliés à la fois au Council et au Klan. Cependant, le Council n'était pas une organisation fermée autant que le Klan. Son membership était connu. Ses rallies se tenaient la plupart du temps ouvertement,
37 « Address to Mississippi Citizens' Councils », p. 26; «Address to the Alabama Association of Citizens' Councils », p. 29.
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dans des auditoriums ou des stades, avec une assistance de quelques milliers de personnes, et étaient couverts par la presse locale et nationale. Le contraste est frappant par rapport au secret entourant le Klan, symbolisé par les robes et masques blancs de leurs membres, portés dans l'intention de cacher leur identité.
Par contre, les deux organisations se distinguaient sous plusieurs aspects. Notons d'abord que malgré son origine apolitique, le Council bénéficiait de subventions gouvernementales des États du Sud, contrairement au Klan. De plus, le Council apparaissait aux yeux de plusieurs comme étant plus « respectable» que le Klan. En effet, ses dirigeants recommandaient fortement aux membres de ne pas recourir à la violence comme moyen de persuasion, cela pouvant donner une mauvaise impression des ségrégationnistes pour les gens dont ils cherchaient à convaincre du bien-fondé de leur cause. D'ailleurs Eastland semblait de cet avis, si l'on en juge par cette citation:
"Acts of violence and lawlessness have no place. Violence hurts the cause of the South. Violence and lawlessness will hurt this organization. These acts are turned against us by our enemies. They are effectively used to mouId public sentiment against us in the North.38 "
Les leaders du Council préféraient nettement que l'on use de moyens davantage « pacifiques» mais efficaces, comme le recours à la pression économique envers les gens récalcitrants à se conformer aux normes. Par exemple, les Afro-Américains dont les noms étaient inscrits sur des pétitions demandant l'intégration dans l'éducation pouvaient: perdre leur emploi, être expulsés de leur logement s'ils étaient locataires, perdre leur crédit à la banque, ou voir leur hypothèque reprise. S'ils tenaient des commerces, ils pouvaient faire face à des difficultés dans l'approvisionnement de leur marchandise, ou être boycottés par leurs clients. Les
~~ « Address to Mississippi Citizens' Councils », p. 13; «Address to the Alabama Association of Citizens' Councils », p. 14-15; «Address to South Carolina Association of White Citizens' Councils »,
p. 13; «Address to the Texas Association of Citizens' Councils », p. 13.
militants pouvaient aussi être confrontés à la pression sociale exercée par les ségrégationnistes, à travers l'exclusion sociale et l'ostracisme. En conséquence de ces agissements, beaucoup de militants faisaient marche arrière et rentraient dans le moule de la société sudiste.39 En somme, nous pouvons dire que le Council et le Klan partageaient les mêmes fins et la même idéologie suprémaciste, mais qu'ils divergeaient généralement dans les moyens à prendre pour y parvenir.
Si cette « respectabilité» relative du White Citizens' Council était d'abord fondée sur le recours à des moyens plus « acceptables» pour réaliser leurs objectifs, elle était également basée sur le fait que leurs membres les plus illustres étaient issus de l'élite du Sud: ils étaient gouverneurs, membres du Congrés, juges, médecins, avocats, policiers, industriels et banquiers. Ceux-ci ne craignaient pas de s'engager dans cette organisation, car ils défendait une « noble cause» qui ne risquait pas d'entacher leur bonne réputation, ce qui n'aurait pas été le cas s'ils étaient devenus Klanistes. Cependant, la majorité des membres du Council étaient issus de la classe moyenne, tout aussi respectable.40 Tous ces gens comptaient parmi les plus dignes et aussi les plus influents de la société sudiste. De par leur situation professionnelle, les militants ségrégationnistes du Council n'avaient alors aucun mal à effectuer une pression économique envers les partisans de l'intégration raciale, qu'ils aient été des Afro-Américains engagés ou bien des Blancs sympathisants des droits civiques des Noirs. Ce sont ces gens qui contrôlaient l'économie sudiste; lorsqu'ils décidaient de sanctionner le militant, ils étaient extrêmement efficaces parce que solidaires. De plus, comme les forces de l'ordre étaient généralement complices de ces abus, les militants ne pouvaient compter sur eux pour rétablir leurs droits lésés. Ils ne pouvaient que courber l'échine devant le pouvoir corrompu, ou continuer de subir des torts encore plus graves. Il leur fallait redoubler de courage pour continuer leur combat dans l'adversité.
39 Geyer, p. 140-141; Bartley, Rise of Massive Resistance, p. 83.
40 McMillen, p. 11.
En rétrospective, que ce soit par la violence, la pression économique ou la pression sociale, qu'ils soient du Council ou du Klan, les ségrégationnistes réussissaient généralement à atteindre leur but principal qui était de semer la terreur parmi les militants, qui réalisaient à quel point ils s'attaquaient à une forte machine. Le Sénateur Eastland faisait partie intégrante de cette machine; on remarque à quel point son discours manipulateur dénonçait les intégrationnistes. En assimilant de façon démagogique la cause de l'égalité raciale avec le cornbat communiste, Eastland s'est assuré d'isoler encore davantage les militants de l'intégration. De plus, il a largement insisté sur les apparentes tentatives des militants « d'endoctriner » la population américaine pour qu'ils deviennent des libéraux « radicaux» comme eux. Mais en mentionnant cela, le Sénateur Eastland a rendu les Américains modérés de plus en plus méfiants envers les intégrationnistes. Alors qu'ils auraient pu éprouver de la sympathie pour eux ou auraient même pu se joindre à eux, à présent les modérés hésitaient à franchir le pas. La crainte et la méfiance avaient fait leur oeuvre. Une preuve de l'existence de ces sentiments est que le mouvement ne fut pas restreint à la communauté blanche anglo-saxonne: l'historien Neil McMillen rapporte que des membres de la communauté juive firent face à des pressions de la part des ségrégationnistes pour joindre le Council eux aussi, afin d'éviter des représailles. 41
Dans les années qui suivirent, le White Citizens' Council poursuivit ses activités pour promouvoir la ségrégation raciale. Le Sénateur Eastland continuait d'apparaître sporadiquement à des rallies. L'organisation perdit quelque peu de son influence aprés avoir atteint son apogée au début de 1956. Elle demeura tout de même assez puissante jusqu'aux événements tumultueux du début des années 1960. La résistance ségrégationniste se fit alors plus pressante devant les succès cumulés du mouvement des droits civiques à travers une partie grandissante de la population américaine. Mais les temps changeaient, et le Council ne put lutter assez pour
41 McMillen, p. 23-24n.
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changer l'acceptation de l'intégration raciale dans la société américaine. Néanmoins, l'organisation existe encore aujourd'hui, mais a changé de nom: c'est maintenant le Council of Conservative Citizens. Ils font toujours la promotion des valeurs ultraconservatrices, et plus discrètement, de la suprématie de la race blanche et de la culture anglo-saxonne.
3.3 Eastland, chairman du SISS (1955)
Lors des élections de 1952, les Démocrates perdirent non seulement la présidence, mais aussi la majorité des deux chambres législatives. À cette occasion, les Sénateurs démocrates durent céder le pas aux Républicains pour le contrôle des commissions et sous-commissions sénatoriales. Comme nous l'avions mentionné plus tôt, Eastland perdit son poste de président ("chairman") au sein du Civil Rights Subcommittee à ce moment; mais cette élection eut également des conséquences sur son rang au sein du SISS, cette sous-commission antisubversive avec laquelle il s'attaqua en 1954 aux membres du SCEF.
Son collégue démocrate Patrick McCarran du Nevada, chairman de 1950 à 1953, perdit la présidence du SISS aux mains du Républicain William Jenner de l'Indiana. Eastland et ses collègues démocrates étaient désormais minoritaires au sein du SISS, mais cela ne dura pas longtemps: les Démocrates reprirent le contrôle des deux chambres aux élections législatives de 1954, et par conséquent le contrôle des présidences de commissions. Toutefois, durant l'intervalle républicain, l'ancien chairman McCarran décéda, ce qui explique pourquoi Eastland, le Démocrate suivant en lice au poste de chairman du SISS, prit la relève de façon presque inaperçue lorsque le nouveau Congrès se forma au début de 1955.
En effet, les journaux de l'époque ne semblent pas avoir mentionné cette information. Pourtant, Eastland détenait maintenant la pleine autorité pour mener les investigations du SISS à sa guise, autorité qu'il n'avait pas nécessairement lors des
91
investigations précédentes. Il exploita cette situation à fond au cours des années qui
suivirent: en tant que tout-puissant chairman du SISS, il cibla plusieurs individus et
organisations à caractère libéral en les qualifiant de subversifs, comme il l'avait
toujours fait, excepté qu'à partir de ce moment il n'y eut plus grand obstacle pour l'en
empêcher. L'éditorialiste du Memphis Commercial-Appeal, Morris Cunningham, nota
d'ailleurs qu'Eastland semblait se servir du matériel qu'il obtenait à travers sa souscommission
pour mener sa campagne de dénonciation contre les autorités
cientifiques citées dans l'arrêt Brown.4 :L Nous verrons à travers notre mémoire que
ce fut effectivement le cas à plusieurs reprises au cours de sa carrière43 .
À cause du fait que les Démocrates gardèrent la majorité au Sénat durant de
nombreuses années, le Sénateur Eastland demeura chairman du SISS jusqu'en
1977; ce fut l'année de réformes majeures au niveau des sous-commissions du
Congrés. Comme les temps changeaient et que les investigations de type
inquisitorial n'étaient plus au goût du jour, les Sénateurs décidèrent d'abolir le SISS
pour réapproprier son budget à d'autres fins plus « utiles ». Néanmoins, pendant
plus de 22 ans, Eastland garda une main de fer sur le SISS, et mena ses
4~ Morris Cunningham, "Reprints of Eastland Talks, Denouncing Supreme Court Have Become 'Best Sellers'," dans Memphis Commercia/-Appea/, 25 septembre 1955, Section V, p. 3. Selon l'historien Jeff Woods, le Sénat aurait donné la présidence de la sous-commission à Eastland dans le but de l'apaiser, puisque la résolution qu'il avait commanditée (où il demandait une investigation sur les autorités citées dans Brown) n'a jamais passé l'étape des commissions sénatoriales. Voir Woods, Black StrufJp/e, Red Scare, p. 55-56.
Un des moments les plus condamnables de la carrière d'Eastland fut son opposition à des institutions qui n'avaient a priori rien à voir avec les militants du mouvement des droits civiques. Ce fut le cas en 1955-1956 lorsqu'il entreprit une investigation du SISS dans la presse, la radio et la télévision, en s'attaquant en particulier aux employés du journal New York Times. Il menaça ainsi la liberté de la presse. La ïaisûn prûbabie qüi pûüssa Eastland à agir de la sûrte est qü'à maintes reprises, les éditoriaux du Times avaient reproché aux Sudistes leur résistance face à la décision Brown et les avaient incité à se confonnner à ce jugement. Ces éditoriaux avaient été également très critiques envers les commissions d'enquête comme le SISS, les accusant de répandre un climat de peur dans la population, ce qui engendra des dénonciations massives à l'encontre des soi-disant Communistes. Les
rlirinQ::.ntc:. ,.41, TjmA~ :::affirmÀrQnt nll:::ant 6 1Oo1lV NII'J=!:lc::tl:::ann ::t\J:::ait ,6,+6 f'f"'Intr!:lri6 n~r l::t m::tniÀrA nf"'lnt lA
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avait été peu élogieux à son égard dans ses reportages. En dépit du fait que les auditions du SISS n'aient pas prouvé hors de tout doute la présence de Communistes dans le milieu de la presse libérale de New York, Eastland conclut quand même que le milieu avait été infiltré, et utilisa les « preuves» obtenues dans ces auditions pour poursuivre d'autres investigations du SISS.
92
campagnes d'inquisition de façon magistrale, ce qui fit beaucoup de tort aux individus et groupes reliés au mouvement des droits civiques.
3.4 Eastland, chairman du Committee on the Judiciary (1956)
L'une des commissions les plus importantes du Sénat est la commission qui traite des affaires judiciaires, soit le Senate Committee on the Judiciary ou Judiciary Committee. Son champ de compétences est très diversifié44. Selon le Jackson
C/arion~Ledger, plus de 60 % de toute la législation du Sénat doit passer par cette
commission.45 Par conséquent, le chairman de cette commission a un rôle
réellement considérable au sein du systéme politique américain. Cette commission chapeaute des sous-commissions très importantes, comme le Civil Rights Subcommittee et le SISS, déjà mentionnés dans ce mémoire. On pourrait également citer le Subcommittee on Immigration and Naturalization, le Subcommittee on Antitrust and Monopoly, ainsi que beaucoup d'autres sous-commissions ayant un caractère judiciaire. Comme nous allons le constater, le chairman du Judiciary Committee posséde un certain controle sur toutes ces sous-commissions.
Voyons qui furent les chairmen de cette prestigieuse commission. Selon l'usage à l'époque, le chairman était choisi d'après son ancienneté au Congrès -ce qui bien sûr était déterminé par sa capacité à se faire réélire successivement par ses électeurs. Le Sénateur Pat McCarran du Nevada (qui fut aussi !e chairman du S!SS)
fut chairman du Judiciary Committee de 1949 à 1953. Suite à la victoire des Républicains au Sénat aux élections de 1952, le Sénateur républicain William
44 On lui réfère toutes les propositions de législation, messages, pétitions, et toute affaire concernant entre autres les sujets suivants: les faillites, la mutinerie, l'espionnage et la contrefaçon; les libertés civiles; les amendements constitutionnels; les cours et les juges de niveau fédéral; l'information gouvernementale; l'immigration et la naturalisation des citoyens; les conventions inter-États en général; les procédures judiciaires, civiles et criminelles en général; les cours locales dans les territoires et possessions américains; les mesures relatives aux réclamations contre les États-Unis; la révision et la codification des statuts des États-Unis. Voir "Standing Rules of the Senate: Rule XXV: Standing Committees," Senate Committee on Ru/es & Administration,
45 Jackson C/arion-Ledger, 29 février 1956, p. 1.
93
Langer du Dakota du l'Jord le remplaça, et demeura à ce poste de 1953 à 1955, année où les Démocrates reprirent la majorité au Sénat. Mais voilà, en moins de dixhuit mois, McCarran et son successeur démocrate Harley Kilgore de la Virginie de l'Ouest décédèrent coup sur coup. Comme le Sénateur Eastland était le suivant au rang des Sénateurs démocrates, cela contraignit l'ensemble des Sénateurs à le choisir pour succéder à McCarran, Langer et Kilgore.
Mais contrairement à la nomination d'Eastland au poste de chairman du SISS, sa nomination au poste de chairman du Judiciary Committee fut marquée par un débat houleux au Sénat. Les partisans de la ségrégation raciale firent valoir que la régie d'attribution des postes au sein des commissions était en fonction de l'ancienneté, et que comme Eastland était le plus ancien Sénateur démocrate au sein de la commission, le poste de chairman lui revenait de droit. Les partisans de l'intégration raciale, quant à eux, furent peu nombreux à s'opposer ouvertement à la nomination d'Eastland; il n'y eut que les Sénateurs Wayne Morse de l'Oregon et Herbert Lehman de New York à se manifester. Leur argument fut que la nomination des présidents de commission d'aprés l'ancienneté n'était qu'une coutüme et non pas une règle à suivre à tout prix. Lorsque le candidat au poste à combler était clairement inadéquat, pour quelque raison que ce soit, il fallait d'après eux surseoir à la coutume et choisir un candidat davantage approprié. Ils citérent d'ailleurs trois précédents de l'histoire sénatoriale dans lesquels la coutûme de l'attribution des
postes par l'ancienneté ne fut pas suivie46 .
Morse et Lehman démontrérent dans leur discours au Congrés que ce devait être le cas dans la présente situation: la fonction de chairman du Judiciary Committee entraînait des obligations et des responsabilités d'ordre quasi-judiciaire,
46 En 1871, avec le Sénateur Charles Sumner du Massachusetts; en 1923, avec le Sénateur Albert
B. Cummins de l'Iowa; et en 1925, avec le Sénateur Edwin F. Ladd du Dakota du Nord. Congressional Record, 2 mars 1956, p. 3815.
94
et cela explique la nécessité de l'impartialité du candidat à ce poste.47 Le Sénateur Eastland, en tant que ségrégationniste et suprémaciste blanc avoué, n'aurait pas l'impartialité nécessaire pour assurer une gestion équitable de la commission judiciaire. Le Sénateur Morse souligna d'abord la conduite abusive d'Eastland alors qu'il était chairman du Civil Rights Subcommittee, entre 1950 et 1953. Eastland s'était vanté en pleine campagne électorale avoir fait obstruction au travail législatif en empêchant les réunions du Civil Rights Subcommittee (sect. 2.2). Selon Morse cet incident prouvait qu'on ne pouvait faire confiance à Eastland pour être impartial sur la question des droits civiques.48
Le Sénateur Le~lman, quant à lui, rappela l'importance du Judiciary Committee en énumérant les différentes fonctions de cette commission. C'est en premier lieu la commission dont dépend entre autres l'adoption des projets de loi sur les droits civiques, ainsi que les propositions d'amendements à la Constitution. Ensuite, on y examine les nominations de tous les candidats à des postes du Département de la Justice, organe qui relève de la branche exécutive du gouvernement. Le Judiciary Committee est responsable de toutes les nominations à des postes reliés aux poursuites judiciaires, comme les district attorneys et les marshals. De même, on y étudie toutes les nominations des juges aux cours fédérales du pays, en incluant celles de la Cour suprême. Le chairman du Judiciary Comrnittee est directement responsable de la nomination des chairmen et des membres de toutes les souscommissions relevant de sa juridiction. C'est lui qui établit l'agenda politique de la commission, en décidant des affaires qui seront abordées et celles qui ne le seront pas. De plus, il dirige et contrôle les activités de tout le personnel de la commission.49 Par conséquent, on peut imaginer combien il est facile pour le chairman du Judiciary Committee de dominer la scène politique sur le plan des questions judiciaires. La nomination d'Eastland à ce poste ferait en sorte de
47 Congressional Record, 2 mars 1956, p. 3816.
48 Congressional Record, 2 mars 1956, p. 3818.
49 Ibid., p. 3819.
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considérablement modifier le fonctionnement de la commission, afin de le faire correspondre aux idéaux et valeurs promus par le Sénateur. Le Sénateur Morse précise davantage son opinion:
UA committee chairman exercises great authority in determining the scheduling of committee hearings or, for that matter, in determining whether or not committee hearings will be held, in many instances. His influence and authority is very great in the appointment of subcommittees of a committee. In fact, the chairman of a Senate cûmmittee can tiüly be said tû be in the diiveï's seat. Lûng-established tradition, customs, and practice throughout the history of the Senate has made it
SO.50 lJ
Par conséquent, le Sénateur Morse ne pouvait en toute conscience rassurer ses propres électeurs qu'il défendrait leur intérêts s'il choisissait d'appuyer un homme à l'impartialité douteuse comme le Sénateur Eastland. Les signes de partialité qu'il décelait étaient évidents, comme dans les différents discours d'Eastland devant le Congrès et devant des organisations suprémacistes blanches et ségrégationnistes telles que le White Citizens' Council. Au sujet du WCC, le Sénateur Lehman renchérit:
"He has associated himself in a leadership role with the so-called white citizens councils whose purpose is to organize defiance to the Constitution of the United States, as interpreted by the Supreme Court, and which have engaged in activities which 1consider to be wholly un-American and dangerous to American democracy.
It is, of course, his right to have his own views, just as 1have a right to mine, although mine, in this case, happen to be consistent with the Constitution of the United States as interpreted by the Supreme Court, and his are not.
1believe that Senator EASTLAND is a symbol of racism in America.
50 Ibid., p. 3816.
1 believe that Senator EASTLAND is precluded by philosophy, conviction, and activitles from presiding over the Senate Judiciary Committee as chairman in an impartial way, and from discharging the agency of the Senate in that regard.51
JI
Effectivement, comme nous l'avons vu aux chapitres précédents, Eastland avait maintes fois exprimé des propos détracteurs envers le pouvoir judiciaire, depuis le prononcé de l'arrêt Brown. La Cour suprême aurait été sous l'influence des Communistes en rendant cette décision, disait-il. li encourageait également !a défiance envers les jugements de cette cour, qui est sensée être "the Supreme Law of the Land' : la loi suprême du pays que nul ne peut contester. Alors, comme le Committee on the Judiciaij était responsable des aüditions pOür la iîmnination des juges de cette même cour, on voit d'emblée que l'influence du chairman de la commission judiciaire pouvait potentiellement contribuer à modeler la Cour suprême seion ses convictions préjudiciabies, en contradiction avec i'esprit démocratique de la Constitution. Mais le Sénateur Morse précisa bien que ce n'était pas tant les opinions réactionnaires d'Eastland qui l'incitaient à s'opposer à sa nomination comme chairman; Eastland avait le droit de penser ainsi, la liberté de penser et de s'exprimer étant également garanties par la Constitution. Non, Morse s'opposait à Eastland bien davantage à cause de son langage qui incite à la transgression et à la violation des lois, ce qui révélait une attitude franchement raciste, partiale, et donc peu compatible avec la fonction de chairman.52 Morse argua que sous le système de séparation des pouvoirs, le Sénat, par obligation de respect envers la Cour suprême, devait s'assurer de nommer un candidat à ce poste qui n'ait pas tenu des propos outrageants tels que ceux formulés par Eastland à l'endroit du pouvoir judiciaire fédéral.53 Morse semblait établir une distinction nette entre les politiciens qui avaient des opinions ségrégationnistes et suprémacistes, et ceux qui allaient jusqu'à inciter la défiance envers l'application des jugements de la Cour suprême en matière de ségrégation raciale, en complète violation de la Constitution américaine.
51 Ibid., p. 3820.
52 Ibid., p. 3817.
53 Ibid., p. 3818.
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Le Sénateur Eastland faisait assurément partie de la deuxième catégorie de politiciens.
Dans le camp adverse, deux Sénateurs partisans d'Eastland se sont manifestés lors du débat au Congrès: il s'agit de Allen J. Ellender de la Louisiane, et de John Stennis du Mississippi. Le Sénateur Ellender a d'abord signalé que les chairmen n'ont jamais les pleins pouvoirs au sein de leur commission; si jamais ils abusent de leurs prérogatives, les autres membres peuvent toujours se rallier contre eux. Par conséquent, Ellender affirma que l'argument avancé par Morse ne tiendrait pas; selûn lui la nominatiûn d'Eastland ne Cûnduirait sans doute pas à des abus au sein
de la commission.54 Le Sénateur Stennis poursuivit en soulevant d'autres points. Il affirma en premier que la règle de l'ancienneté était la meilleure, puisque basée sur ia maturité, "expérience, ia capacité de travaiiier avec les collègues et la compréhension des problèmes auxquels les commissions sont confrontées. Alors, d'après lui, les Sénateurs doivent considérer l'ancienneté Cûmme facteur prioritaire pour le choix d'un chairman, à moins d'avoir d'excellentes raisons de s'en abstenir.
Stennis prétendit que ce n'était pas le cas dans la présente situation.55
Dans un deuxième temps, Stennis répliqua à l'argument de Morse au sujet de la déclaration d'Eastland sur sa conduite au sein du Civil Rights Subcommittee. Stennis contredit les propos mêmes d'Eastland en expliquant qu'il a vérifié les archives officielles; selon lui, il n'y aurait aucune trace de requête de la part des membres de cette sous-commission pour des auditions pour des projets de loi qui avaient été soumis à son étude. Par conséquent, le Sénateur Morse ne pouvait invoquer cette déclaration pour démontrer la soi-disant mauvaise volonté d'Eastland à étudier les projets de loi en faveur des droits civiques. Stennis admit tout de même qu'Eastland s'opposait à ces projets de loi, et qu'en prononçant ce discours il n'avait fait que
54 Ibid., p. 3819.
55 Ibid., p. 3820.
rendre des comptes à ses électeurs sur ses accomplissements dans son mandat.56 Il est cependant aberrant de constater qu'une déclaration faite par Eastland pour mousser sa campagne électorale, ne peut être considérée comme valable deux ans plus tard pour s'objecter à sa nomination à un poste où il pourrait effectuer les mêmes abus que lorsqu'il était à la tête du Civil Rights Subcommittee.
Troisièmement, Stennis affirma qu'il serait faux de dire qu'Eastland inciterait à la défiance ou à « l'interposition» -c'est-à-dire la résistance -envers les décisions de la Cour suprême. D'après Stennis, Eastland aurait toujours encouragé le recours à
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ri_es t .ega.esl ' pour s opposer ' aux ,=c!s!ons ,., eS.!maLt'
ac.!ons !nJus.es.57 Finalement, Stennis signala que les propos de Lehman étaient inexacts lorsqu'il disait qu'Eastland supportait des organisations comme le WCC, qui contribueraient à
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leadership et l'encouragement nécessaires aux leaders afro-américains et blancs afin qu'ils puissent résoudre leurs problèmes de la vie quotidienne, surtout dans un miiieu où ies deux races se côtoient.ss Alors, en résumé, les Sénateurs Ellender et Stennis prétendirent qu'il n'y avait pas de raisons valables qui empêcheraient Eastland d'accéder à ce poste.
Thomas H. Kuchel de la Californie et Alben Barkley du Kentucky, les deux derniers Sénateurs qui se sont exprimés au cours de ce débat, expliquèrent que malgré leurs nombreuses divergences d'opinions avec Eastland, ils avaient décidé de soutenir sa candidature comme chairman. Le Sénateur Kuchel dit que les doctrines d'interposition et de nullification promues par Eastland sont en effet inconstitutionnelles, mais que cette question n'avait rien à voir avec l'enjeu à l'ordre du jour, c'est-à-dire décider si l'on doit suivre la coutûme dans la nomination du
:xi Ibid.
57 Ibid., p. 3820-3821.
58 Ibid., p. 3821.
chairman de la commission judiciaire.59 Les deux Sénateurs arguèrent que le système de l'anciennetè ètait bien sûr imparfait et que quelques règles du Sènat devaient être changées. Cependant, en attendant de trouver un meilleur système, les Sénateurs devaient se fonder sur l'ancienneté pour déterminer qui sera le prochain chairman.ou Finalement, le Sénateur Barkley déclara que l'on ne devait pas brimer la liberté de parole et de pensée d'Eastland en rejetant sa candidature. " ajouta que c'est une bonne chose pour le pays que les gens diffèrent d'opinion de temps en temps, et qu'ils aient le courage d'exprimer leurs différences.b1
Bref, suite à ce débat du 2 mars, Eastland fut confirmé au poste de chairman du Judiciary Committee le lendemain. Il fit une brève déclaration à ce moment: "Of course, l'II be an impartial chairman [...] and carry out my duties to the best of my
~hilih, 62 n t:tO,:)III"''''llnL....I""t;A.loA,""""Yf'J \.A 1""'.,,)",,",1t"oc+.èu-Qn+VI 1\ Sl"'onfil""l'loC" q!!~n"t __ I,:::l _
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d'Eastland à ce moment. Il y eut de nombreuses protestations parmi les militants des droits civiques. La NAACP fut particulièrement revendicatrice, en envoyant des téiégrammes au Sénat et des communiqués de presse aux journaux pour dénoncer cette situation. Voici un extrait d'un télégramme datant du 28 février:
"[...] Senator Eastland has rampaged throughout the South denouncing the United States Supreme Court. Nothing could be so disastrous to the prestige of the Senate and of our Nation as to designate a person of Senator Eastland's provincial limitations chairman of the Senate Judiciary Committee. We urge you tû pass ûvei Eastland in the selectiûn ûf a succeSSûi tû Senatûi Kilgûie. 63 "
59 Ibid.
60 Ibid., p. 3822.
61 Ibid.
S2 New York Times, 4 mars 1956, p. 83; Robert Sherrill, "James Eastland: Child of Scorn", p. 187.
63 Télégramme de Roy Wilkins, secrétaire exécutif de la NAACP, au Sénat américain, 28 février
1956, dans les Archives de la NAACP: III: A70: Civil Rights Legislation Congressmen + Senators : Eastland, James O., 1956.
100
Le Sénateur Langer, membre du Judiciary Committee, leur répondit au 29 février que l'on ne pouvait rien y faire et que d'aprés les régies de l'ancienneté du Sénat, Eastland allait obtenir le poste.64
Quelque trois mois plus tard, les objections exprimées par les Sénateurs Morse, Lehman et les militants des droits civiques se révélèrent justifiées: le Judiciary Committee semblait fonctionner au ralenti. On procédait alors aux auditions pour un projet de loi sur les droits civiques, et 75 témoins contre ce projet de loi étaient assignés à comparaître, au rythme d'un témoin par semaine, pendant une heure ou deux le vendredi après-midi. Le vendredi étant une journée très chargée, souvent ces auditions étaient écourtées ou annulées. Roy Wilkins exhorta le Judiciary Committee à accélérer les auditions afin que l'on puisse considérer ces projets de loi dans la même session législative; il ajouta que le Committee agissait par exprès dans le but de retarder ou de bloquer les projets de loi. Il exprimera ces propos ainsi dans un autre télégramme destiné au Committee :
"[...] This is a fantastic situation amounting to a filibuster which transfers delaying action from the Senate floor to the Committee room. This transparent maneuver will not deceive those interested in action on civil rights legislation and will be properly interpreted as insincerity by the party in control of the Senate as to the
_:•.:1 ..:_.... .L ..... : ................ 65 nı
I",IVII Il!:j11l;:) I;);)UC.
Il est intéressant de constater que Wilkins faisait ici une comparaison intéressante entre ies fiiibusters, moyen utiiisé au Sénat pour faire obstruction à un projet de ioi, et la tactique utilisée par Eastland et ses collègues pour s'opposer à ces projets de loi lorsqu'ils sont rendus à l'étape qui précède, soit leur étude par les commissions sénatoriales telles que le Judiciary Committee.
04 Télégramme du Committee on the Judiciary à Roy Wilkins, 29 février 1956, dans les Archives de la NAACP: III: A70: Civil Rights Legislation Congressmen + Senators: East/and, James 0, 1956.
65 Télégramme destiné au Judiciary Committee, cité dans un communiqué de presse de la NAACP, 8 juin 1956, dans les Archives de la NAACP: III: A70: Civil Rights Legislation Congressmen + Senators: Eastland, James 0, 1956.
101
Les reproches faits au Judiciary Committee par la NAACP ne changèrent pas grand chose à la situation, bien au contraire. Aprés les élections à la fin de l'année 1956, l'organisation militante lança un autre appel au nouveau Congrès pour insister auprès des Sénateurs afin d'exclure Eastland du Judiciary Committee. La NAACP reprit les mêmes arguments que lors de la nomination d'Eastland prés d'un an auparavant; mais les militants avaient également un argument assez convaincant en démontrant le rendement médiocre du Judiciary Committee au cours de ces quelques mois avec Eastland à sa tête.oo Néanmoins, la NAACP ne put persuader les Sénateurs à démettre Eastland au sein de la commission, et ce dernier y subsista jusqu'à sa retraite en 1978.
Le temps prouva que les militants eurent raison d'avoir des craintes quant à la nomination d'Eastland. En effet, lors de sa campagne électorale de 1966, soit 10 ans après avoir été nommé chairman du Judiciary Committee, Eastland dévoila ouvertement son jeu. Il se vanta que sa commission judiciaire était devenue « le cimetière de la législation libérale », étant donné qu'il avait réussi à y bloquer plus de 120 projets de loi sur les droits civiques depuis qu'il dirigeait la commission67 . N'importe lequel de ces projets de loi aurait pu garantir les droits des AfroAméricains, mais ils furent bloqués par Eastland en usant du même genre de tactiques qu'il l'avait fait entre 1950 et 1953, au sein du Civil Rights Subcommittee. Seules les lois de 1957 et de 1960 sur les droits civiques réussirent à passer, mais selon plusieurs observateurs, ce n'étaient que des leurres destinés à apaiser les modérés dans la lutte pour les droits civiques. Ces lois n'auraient été adoptées avec l'assentiment des Sudistes au Congrès que parce qu'elles auraient été dépouillées,
66 "An Appeal to Senators of the 85th Congress from the National Association for the Advancement of Colored People Urging that Senator Eastland Not Be Seated on the Senate Judiciary Committee," dans les Archives de la NAACP: 11/: A70: Civil Rights Legislation Congressmen + Senators: East/and, James O., 1956; New York Times, 3 Janvier 1957, p. 17
67 Nous ne pouvons être plus précis car l'information varie selon les sources: Eastland aurait
bloqué soit 121, 122, 123 ou 127 projets de loi durant ces dix années. Sherrill, Gothie Politics in the
Deep South, p. 194, 214; cité par Schuck, The Judieiary Committees, p. 7-9.
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lors de leur passage en commission judiciaire, de toute mesure significative pour l'amélioration des conditions des Noirs.
En fait, il fallut attendre l'année 1964 pour observer les premières véritables défaites d'Eastland dans la commission; nous y reviendrons ultérieurement. Il importe de retenir ici que c'est à partir de ce poste qu'Eastland put assurer sa très grande inf!L!ence auprès des autres acteurs du système politique américain; ce fut également la base dont il avait besoin pour poursuivre ses abus et mener la campagne de répression qu'il souhaitait contre les libéraux et autres militants des
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Toutefois, vers la fin des années 1950, il semble qu'Eastland se fit plus discret dans ses déclarations et n'entreprit que peu d'actions de grande envergure à l'encontre des militants des droits civiques. Il fallut attendre la renaissance du mouvement au début des années 1960, avec de nouvelles organisations et de nouvelles stratégies militantes, pour que le Sénateur Eastland reprenne la politique de la résistance massive dans les États du Sud.
Chapitre 4: 1960-1965 : CONTRE-ATIAQUE DU MOUVEMENT
DES DROITS CIVIQUES: RÉACTIONS DU SÉNATEUR EASTLAND
Dans ce dernier chapitre, nous avons sélectionné quelques événements significatifs dans l'ascension du mouvement des droits civiques au début des années 1960, puis nous avons relaté les réactions obstructionnistes qu'Eastland a eues et le rôle qu'i! a joué dans !e déroulement de ces événements. Nous observerons que dans les premiers temps, il parviendra assez bien à entraver les actions entreprises par ses adversaires. Toutefois, à mesure que l'appui aux Afro-Américains gagnait du terrain, il lui füt de plus en plus difficile de eûntinuer à exercer une pression efficace pour bloquer les changements qui allaient survenir dans la société sudiste.
4.1 Freedom Rides (1961)
Si les années 1950 furent pour Eastland la décennie de la « planification du complot communiste» par les militants des diûits civiques, la décennie des années 1960 fut celle de la « réalisation » de ce complot. En effet, les différentes organisations du mouvement des droits cIviques devinrent de plus en plus revendicatrices et déterminées à passer à l'action.
Parmi les premières manifestations entreprises par les militants, notons les sitins dans les restaurants ségrégués en 1960, et les Freedom Rides, à l'été de 1961.
Pour cette dernière manifestation, il s'agissait pour les militants des deux races d'organiser un voyage en autobus à travers les États du Sud, pour tester l'application de la loi sur la non-ségrégation dans les transports inter-États. Ces militants étaient bien sûr accueillis par de nombreux protestataires, qui usèrent souvent de violence pour dissuader les Riders dans la poursuite de leur voyage.
Le Sénateur Eastland joua un rôle déterminant dans l'opposition sudIste à l'encontre des Riders. Il fut d'abord l'un de ceux qui affirmèrent que ces militants
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étaient des agitateurs venus de l'extérieur qui faisaient partie de la conspiration communiste qui menaçait les États-Unis. En effet, selon lui, le mouvement des Freedom Rides était dirigé par le Congress of Racial Equality (CORE), une organisation qui, disait-il, "has long been known as the war department of the proNegro and Negro organizations in the United States.1" Autrement dit, le caractère combattif du CORE rendait l'organisation suspecte d'être subversive et de prôner la violence dans ses actions.
Eastland soutint même devant le Sénat que plusieurs membres haut placés du CORE comme le renommé A. Philip Randolph étaient également reliés à la NAACP et d'autres organisations qualifiées de subversives (même si, en fait, Randolph n'était pas directement lié au CORE). De plus, Eastland mentionna que des militants engagés dans le CORE, tel James Peck, avaient des antécédents d'activités pacifistes et de protestations anti-nucléaires, ce qui prouvait selon Eastland leur affiliation communiste: ce dernier prétendit que si le peuple américain devait compter sur les pacifistes pour défendre la sécurité du pays, les États-Unis en seraient réduits à n'être qu'un satellite de la Russie.2
Par ailleurs, nous pouvons affirmer qu'Eastland a tiré profit de la volonté du Président Kennedy d'assurer la sécurité des Riders durant leur voyage. En effet, ceux-ci ayant déjà subi des affrontements violents dans la plupart de leurs escales à travers le Sud, le Président Kennedy craignait qu'ils ne soient tués lorsqu'ils atteindraient le Mississippi. Robert Kennedy, le ministre de la Justice et le frère du Président, décida donc de négocier un compromis avec le Sénateur Eastland : Eastland promit qu'il n'y aurait pas de violence à Jackson, la capitale du Mississippi; et Kennedy accepta que les Riders soient arrêtés. L'historien Arthur M. Schlesinger Jr., qui fut assistant spécial dans l'administration Kennedy, rapporte dans son
1 Congressional Record, 25 mai 1961, p. 8956; cité dans Jackson Clarion-Ledger, 26 mai 1961, p. 1; Woods, p. 151-152; Dittmer, p. 97. 2 Congressional Record, 25 mai 1961, p. 8957; cité dans Jackson Clarion-Ledger, 26 mai 1961, p. 1,8; Woods, p. 151-152.
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ouvrage sur Robert Kennedy des propos tenus par ce dernier au sujet de ce compromis, dans une entrevue avec Anthony Lewis:
"He [ Eastland ] always kept his ward, [...] and he always was available, and he always told me exactly where he stood and what he could do and what he couldn't do. He also told me who 1could trust and who 1shouln't trust in the state of Mississippi.3"
Schlesinger mentionne qu'Eastland avait promis qu'il n'y aurait pas de violence, et
Kennedy poursuivit : "1 think Jim Eastland really took a responsability for it.4"
Schlesinger ajoute qu'Eastland avait dit à Kennedy que les Riders seraient arrêtés
dès leur arrivèe à Jackson. Kennedy confia à Anthony Lewis:
"1 said to him [Eastland] that my primary interest was that they weren't beaten up. So l, in fact, 1 suppose, concurred [in] the fact that they were going to be arrested, though 1didn't have any control over it.5 "
li ressort de ces propos que Robert Kennedy semblait avoir une grande confiance en
Eastland pour le conseiller ainsi que pour assurer la sécurité des militants des droits
civiques.
Les Riders furent donc confrontès à la justice du Mississippi, et condamnès à
soixante jours de prison pour avoir violé les lois ségrégationnistes de l'État.6 Mais
"élément le plus significatif était que des militants pour les droits civiques bien
intentionnès aient maintenant un casier judiciaire, ce qui confirmait les propos
:J Propos de Robert Kennedy dans une entrevue enregistrée par Anthony Lewis, 4 décembre 1964, III, p. 11, JFK Oral History Program, John F. Kennedy Library; cité dans Arthur M. Schlesinger, Robert Kennedy and His Times, p. 299; cet extrait d'entrevue est repris dans: Robert F. Kennedy, sous la dir. d'Edwin O. Guthman et Jeffrey Shulman. Robert Kennedy: Témoignages pour l'histoire, Paris, Pierre Belfond, p. 100; Dittmer, p. 93.
4 Propos de Robert Kennedy dans une entrevue enregistrée par Anthony Lewis; cité dans Arthur M.
Schlesinger, p. 299. 5 Ibid.; Dittmer, p. 93. 6 Nicole Bacharan, Histoire des Noirs américains au XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 1994, p. 130.
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d'Eastland à l'effet que ces militants étaient des criminels oeuvrant à l'établissement du communisme à travers le pays.
4.2 Auditions pour la nomination de Thurgood Marshall au poste de juge de la Cour d'Appel du Deuxième Circuit (1961-1962)
Nous l'avons mentionné au cours du sous-chapitre sur la nomination d'Eastland à ia présidence de la commission judiciaire: dès 1956, cette fonction assura au Sénateur une influence grandissante dans le système politique américain. Nous pourrons le constater en étudiant quelles furent les circonstances de la nomination de Thurgood Marshall, adversaire bien connu d'Eastland, au poste de juge à la Cour d'Appel du Deuxième Circuit. Cette cour couvrait les causes portées en appel dans les États de New York, du Vermont et du Connecticut. C'était la plus importante cour d'appel après celle du District de Columbia.!
Le 23 septembre 1961, le Président Kennedy choisit le renommé juriste Thurgood Marshall pour siéger comme juge devant la Cour d'Appel du Deuxième Circuit. Marshall avait toutes les qualifications requises pour l'emploi. C'était un
excet!ent juriste qui avait une expérience notable de ptus de 25 ans dans !e domaine
des droits civiques. Depuis 1934, il avait représenté de nombreux plaignants pour la NAACP devant la Cour suprême; et il y avait gagné la très grande majorité des causes qu'ii y avait plaidées (soit 29 causes sur 32). Rappeions que c'est iui qui plaida la cause qui mena à l'arrêt Brown (1954), dans lequel la Cour suprême statua que la ségrégation raciale était inconstitutionnelle. Puis, comme Marshall était afroaméricain, nous pouvons en déduire que le choix de Kennedy était en fait une mesure de sa politique de tokenism -ou quota ethnique, qui avait pour but de contenter et d'encourager la communauté afro-américaine. Le président Kennedy
7 Carl T. Rowan, Dream Makers, Dream Breakers : The Worfd of Justice Thurgood Marshall, Boston, Little, Brown & Co., 1993, p. 272. Quant à l'historien Mark V. Tushnet, il va jusqu'à affirmer que dans les années 1960 le Deuxième Circuit était la plus importante Cour d'appel dans le système fédéral, la Cour suprëme mise a part. Voir Mark V. Tushnet, Making Constitutional Law: Thurgood Marshall and the Supreme Court, 1961-1991, New York, Oxford University Press, 1997, p. 10.
lU7
avait bien sûr besoin du soutien de cette communauté pour mener à terme ses objectifs sur le plan racial. L'historien Mark V. Tushnet affirme qu'au début de son mandat, le Président Kennedy voulut poser des gestes pour prouver sa volonté d'améliorer les conditions de vie des Afro-Américains, sans toutefois en payer le prix politique auprés des Sudistes. Pour Kennedy, la nomination d'illustres AFroAméricains à des postes proéminents s'avérait moins risquée que de proposer des lois sur les droits civiques.8 Et Marshall était considéré comme un des grands leaders de la communauté noire; son apport à l'établissement des droits civiques était vraiment reconnu par ses pairs. Il représentait également la respectabilité de l'ordre établi. Par conséquent, sa nomination à ce poste de juge était très symbolique, sous plusieurs aspects.!:! Pour ces raisons, nous pouvons saisir pourquoi le Sénateur Eastland s'opposa à la nomination de Thurgood Marshall à ce poste: il ne désirait sans doute pas nommer un juriste des droits civiques à un poste de Juge d'une telle envergure.
Il prétendit néanmoins que la raison de son opposition était qu'il craignait que Marshall, parce qu'il ne s'était consacré qu'à un seul domaine légal au cours de sa carrière, ne soit pas impartial dans l'accomplissement de sa fonction de juge. Il pensait forcément que !'avocat de !a N.A.ACP qu'était Marsha!! allait automatiquement favoriser les plaignants dans les causes de droits civiques, une fois qu'il occuperait ce poste de juge. D'après Eastland, la longue expérience de
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prouvé sa compétence dans les autres domaines juridiques auxquels il serait confronté en tant que juge. Voici un extrait des propos tenus par Eastland à ce sujet devant ie Sénat:
8 Mark V. Tushnet, Making Constitutiona! Law, p. 9; Michael D. Davis et Hunter R. Clark, Thurgood Marshall: Warnor at the Bar, Rebe! on the Bench, Secaucus, NJ, Carol Pub. Group, 1994, p. 234.
9 Randall W. Sland, Private Pressure on Public Law : The Lega! Career of Justice Thurgood Marshall, 1934-1991, Lanham, Md., University Press of Amenca, 1993, p. 118-119.
"The fundamental nature of our system of constitutional government requires that judges appainted ta the Federa! bench for life be either !alNyers or judges who possess a very special and peculiar type of qualification. No amount of education, training, or experience in some phase of our law can suffice if the nominee has devoted his entire Iifetime to the advocacy of a Iimited and circumscribed point of view in a legal area that has for generations been the most controversial, not only in our system of jurisprudence, but also in the political and public Iife of this country generally. Both the bar and the people have the right and dutY to demand that Federal judges appointed by the President for Iife, above and beyond ail other classes of people, be absolutely free from bias, prejudice, and predilections of every kind and character. While the present nominee should be rejected for this position on many counts, over and above ail other reasons his nomination should not be confirmed because his Iifetime has been devoted solely and alone to the advocacy of one side of legal controversies
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On voit donc à travers cet extrait le souci qu'avait Eastland de confirmer la nomination de juges qui partageaient ses opinions uitra-conservatrices, surtout dans le contexte où il critiquait sans cesse les décisions rendues par la Cour suprême, qu'il accusait d'être influencée par les Communistes. S'assurer de confier le respect de sa vision de la Constitution à des juges en qui il pouvait avoir confiance était primordial pour le Sénateur, peu importe le niveau de la magistrature concernée.
Ensuite, Eastland évoqua plusieurs reproches qu'il faisait à la NAACP, et comme Marshall était un représentant de cette organisation, il affirma que ce dernier en était quelque peu responsable. Eastland mentionna d'abord que la NAACP faisait de la sollicitation illégale de plaignants. En effet, leurs avocats auraient proposé à des gens victimes de ségrégation raciale dans des écoles publiques de devenir des plaignants, contre rémunération de la NAACP. Cette pratique de payer les plaignants était toutefois illégale dans plusieurs États où les plaintes étaient logées. Eastland cita notamment un cas de poursuite engagée par l'État du Texas contre la NAACP, alléguant que l'organisation s'était rendue coupable de "barratry", c'est-à-dire l'action de provoquer sciemment des procés, qui n'auraient pas eu lieu s'ils n'avaient pas
10 Congressional Record, 11 septembre 1962, p. 19016.
IUY
recruté des plaignants pour créer une cause de toutes pièces.11 Selon Eastland, cette pratique, en plus de défier le droit des États cher à Eastland, était aussi une grossière violation de l'éthique promue par l'American Bar Association, un corps professionnel d'avocats qui ressemble au Barreau.12 Voici un extrait d'un jugement cité par Eastland, qui résume assez bien sa pensée:
"In short, the activities of the NAACP, its Conference and the Fund, clearly show that they are engaged in fomenting and soliciting legal business in which they are not parties and have no pecuniary rights or liability, and which they channel to the enrichment of certain lawyers employed by them, at no cost to the litigants and over which the Iitigants have no control. 13 "
Toutefois, ce qu'il ne disait pas, c'est que les lois anti-barratry des États, comme les lois anti-subversives, n'avaient pas été votées dans le but premier d'empêcher les abus commis par des avocats recruteurs, mais plutôt pour entraver efficacement la NAACP et d'autres organisations à caractére libéral comme l'American Civil Uberties Union (ACLU), dans les litiges sur les droits civiques. D'ailleurs ces organisations ne s'engageaient pas dans ces litiges en vue de faire des profits, elles ne voulaient que lutter contre les injustices. Eastland et ses alliés critiquérent donc la prise de contrôle des poursuites par les avocats de la NAACP; les plaignants n'auraient été pour l'organisation que des pions dont ils exploitaient l'histoire pour servir les objectifs de l'organisation. D'après eux, une preuve de cette exploitation était la sélection des candidats susceptibles de devenir des plaignants. La NAACP n'aurait assisté les victimes que dans les cas où les droits constitutionnels étaient en
11 Ibid., p. 19018-19020, 19043-19049.
12 Ibid., 11 septembre 1962, p. 19044.
13 "National Association for the Advancement of Colored People, etc. v. A.S. Harrison, Jr., Attorney General of Virgima, et. al. -NAACP Legal Defense and Educational Fund, Inc. v. A.S. Harrison, Jr., Attorney General of Virginia, et. al. ," 2 septembre 1960, Dossier No. 5096, 5097; cité dans le Congressional Record, 11 septembre 1962, p. 19048. Il faut préciser qu'il y eut de nombreuses causes portées devant les tribunaux par les États du Sud où la NAACP dut se défendre de l'accusation d'avoir sollicité des plaignants; cependant nous ne citons que celle mentionnée plus haut. Elles furent toutes ïéglées en faveuï ûe la NAACP ûevant la CüUï supïêmE:.
11U
jeu, et où les victimes adhéraient aux principes et politiques adoptées par la NAACP.î4
Un autre reproche fait par Eastland à la NAACP, qui découle du reproche précédent, est que l'organisation interférerait dans la relation sacrée entre l'avocat et son client. Selon l'opinion des magistrats qui rendirent ce jugement, cette relation est basée sur !a confiance, et ni !a NA.A.CP, ni une autre organisation ne peut s'y immiscer. L'avocat doit rester indépendant, et non soumis aux politiques et directives ordonnées par une organisation. Son unique devoir est de représenter son client et d'êtie iespûnsable devant lüi seülement. Il ne peüt accûmplii cûiiectement sûn travail s'il doit obéir d'abord à l'organisation. Accepter la NAACP comme intermédiaire ou comme commanditaire, serait justement une manière de considérer ie piaignant comme un pion dans ia stratégie de j'organisation15.
Eastland poursuivit son argumentation en avançant que des officiers et des directeurs de la NAACP étaient affiliés à des individus et organisations ayant eu des rapports avec le Parti communiste; soit qu'ils aient été affiliés au PC, soit qu'ils aient servi de couverture au PC (ce qu'on appelait communément les "Communist Fronf').10 Eastland souligna qu'une liste de ces membres a été dressée par des Représentants du Congrès et publiée dans le Congressional Record en date du 23 février 1956. Ces gens auraient été compromis en étant membre ou affilié à des organisations citées par le HUAC, la commission anti-subversive de la Chambre des Représentants, comme étant communistes ou dominées par les Communistes.17 Toujours selon Eastland, Thurgood Marshall comptait parmi les gens cités dans la
14 Congressional Record, 11 septembre 1962, p. 19046.
15 D'après les Canons no. 34 et 35 de l'éthique professionnelle de l'American Bar Association, adoptée par la plupart des États, dont le Texas et la Virginie, qui sont donnés comme exemples dans le jugement mentionné en note 13; cité dans le Congressional Record, 11 septembre 1962, p. 19044, 19048.
16 Congressional Record, 11 septembre 1962, p. 19050. 17 Congressional Record, 23 février 1956, p. 3206-3259; cité dans le Congressional Record, 11 septembre 1962, p. 19050.
111
liste, ce qui le rendrait inéligible à occuper un quelconque poste de juge aux ÉtatsUnis:
U[...] it is my candid judgment that regardless of any circumstance that might be involved, no individual should ever be held to be eligible for a judicial appointment to the Federal bench for life if he has at any time in any period of his life been associated with any organization that has been designated as a Communist or Communist-front group or organization either by the House UnÀmerican Àetivities Committee, the internai Security Sub-committee of the Senate, the Attorney General, or the Subversive Activities Control Board. The bench and bar of this country are filled with lawyers and judges of outstanding records, experience and qualifications, about whom no single question could
evei be raised as ta them at ant time having any part ûr parcel in any activity that
could be designated as subversive in nature. This norninee is not one of that large, outstanding group of American citizens.18 "
On remarque dans ces propos la volonté d'Eastland de minimiser les compétences
de Marshall et de mettre l'emphase sur la possibilité de choisir d'autres candidats qui
auraient été, eux, éligibles à ce poste. Il rejette ainsi les opinions des conseillers
proches de Kennedy, selon lesquels Thurgood Marshall, fort de ses 25 années
d'expérience comme avocat, serait le candidat idéal pour devenir juge à cette Cour
d'appel.
Eastland conclut un peu plus loin son argument sur la nature subversive de la
NAACP. Il évoque alors clairement le rôle que jouerait la NAACP dans cette
« révolution» qui agite le pays, et comment Thurgood Marshall était impliqué:
"(...] we are confronted with an argument that is something Iike whether the chicken or the egg came first. Have the Communists used the NAACP, or has the NAACP used the Communists? One fact or another must be true, when one considers the long record of affiliation of the officers and officiais of the NAACP and the Cûmmünist lnteiests in agitating the iaciai issüe in the United States tû the point where it foments revolution and rebellion and divides person against
Hl Ibid., 11 septembre 1962, p. 19050.
112
person and section against section and incites violence and disorder. No one can say that this nominee cames into court 'Nith c!ean hands.19 "
Donc, d'après Eastland, la NAACP inciterait au chaos et au conflit entre les races,
bien davantage qüe de se pïéûccüpeï ïéellement dü bien-êtïe des Afïû-Améïicains
comme le feraient les Sudistes ségrégationnistes. Thurgood Marshall ne pourrait se
dissocier des actions entreprises par la NAACP, car il en était un de ses membres
les plus actîfs et a représenté maintes fois j'organisation comme avocat dans des
litiges concernant la ségrégation raciale2o.
La raison pour laquelle Thurgood Marshall fut inclus dans la liste mentionnée
plus haut, était qu'il avait été membre de la National Lawyers, Guild (NLG) de sa
fondation en 1936 jusqu'en octobre 1949 21. La NLG fut investiguée par la House
Un-Ametican Activities Committee pour des allégations d'activités subversives; le
rapport du HUAC, publié en 1950, cita Thurgood Marshall comme étant un membre
du Conseil exécutif de la NLG.22 Lors de son discours au Congrès à l'occasion du
vote sur la confirmation de Marshall, le Sénateur Eastland se référa à des articles de
journaux inclus dans des dossiers du HUAC pour étayer son propos23, Bref, nous
HI Ibid., p. 19051.
20 Il faut néanmoins préciser que dans les années après l'arrêt Brown, l'organisation originelle de la NAACP, qui se consacrait à la lutte des droits civiques, s'était en fait dissociée officiellement de sa branche juridique, le NAACP Legal Defense and Educational Fund (LOF), qui s'occupait exclusivement des litiges concernant les droits civiques. Depuis lors, Thurgood Marshall ne fit partie que du LOF.
21 Rappelons que nous avons déjà mentionné cette organisation à tendance gauchiste dans notre sous-chapitre sur les auditions du SCEF par le SISS : en effet, lors de son témoignage devant la souscommission, l'avocat Clifford Durr avait admis en faire partie.
22 U.S. House of Representatives, Committee on Un-American Activities, Report on the National Lawyers' Guild: Legal Bulwark of the Communist Party, Washington, 1950, p. 18; cité dans le COligr€SS;Olii:l; ReCOrd, î î sepiernble î9ô2, p. î9û5û.
Dans un article du Daily Worker, il est précisé qu'en tant que conseiller juridique spécial de la NAACP, Marshall avait soumis un rapport dénonçant les pratiques de lynchage et de discrimination à l'égard des Afro-Américains, rapport qui a été adopté par la NLG. Voir Daily Worker, 30 novembre 1943, p. 1; cité dans des archives du HUAC insérées par Eastland dans le Congressional Record, 11
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Ensuite, deux autres articles du Washington Evening Star cités dans le dossier du HUAC affirment que dans le cadre d'un forum public organisé par la NLG, Marshall aurait cette fois critiqué le programme de loyauté mis en oeuvre pour débusquer les agents subversifs aux États-Unis. Voir Washington Evening Star, 12 février 1948, p. A-8 et 8 février 1958, p. A-22; cités dans les archives du
113
pouvons en conclure qu'Eastland et ses alliés partisans de la ségrégation raciale, reprochérent d'abord à la NLG de s'ingérer dans les compétences qui seraient du ressort des États, en s'opposant aux pratiques ségrégationnistes des États sudistes; et ensuite, de s'opposer aux mesures anticommunistes adoptées par les législateurs. Eastland était convaincu que les actions entreprises par la NLG étaient faites dans le but de faciliter le renversement du systéme politique américain pour établir un régime contrôlé par des Communistes. Dans cette logique, Thurgood Marshall faisait forcément partie de la conspiration, puisqu'il avait été membre de la NLG. Peu importait qu'il ait abandonné l'organisation en octobre 1949, apparemment révolté par l'influence des Communistes au sein de l'organisation. Eastland pensait que la crédibilité de Marshall était entachée, puisqu'il était resté dans la NLG alors que des soupçons de subversion pesaient sur l'organisation depuis le début, et que plusieurs membres étaient partis avant Marshall pour cette même raison. Marshall, en tant que membre du comité exécutif, ne pouvait ignorer la situation et était quand même resté pendant 13 ans.24
Aprés que le Président Kennedy ait nommé Marshall en septembre 1961, il semble que les forces ségrégationnistes aient fait tout en leur possible pour retarder sa confirmation. Le Congrès ajourna d'abord ses travaux pour les vacances de fin d'année, et Eastland annonça qu'il n'y aurait pas d'audition de nominations judiciaires au Judiciary Committee avant le retour du Congrès. Les auditions furent
donc reportées pour le début de 1962.25 Kennedy dut renvoyer au Congrès la nomination de Marshall en janvier, mais fit tout de même en sorte de permettre à Marshall d'exercer sa fonction de juge avant qu'il obtienne sa confirmation. Les
HUAC insérées par Eastland dans le Congressional Record. 11 septembre 1962. p. 19050.
Un dernier article du Daily Worker cité dans ce même dossier, rapporte que Thurgood Marshall et d'autres avocats ont envoyé un télégramme aux membres new-yorkais du Congrés pour qu'ils s'opposent aux citations d'outrage au Congrès prononcées à l'encontre des auteurs de Hollywood qui
ûnt ~té accusés û'êtfE: Û~S Cüillillunistes. Vüif Daiiy vVü(kell 24 nûv€:ïnbfE: 1947, p. 4~ cH,§; ûans les
archives du HUAC insérées par Eastland dans le Congressional Record. 11 septembre 1962, p. 19051.
24 Congressional Record. 11 septembre 1962, p. 19051.
25 Rowan, p. 273.
114
auditions à la commission judiciaire et à la sous-commission qui étudie les nominations (dont Eastland ne faisait pas partie, mais où il avait plusieurs alliés, dont le chairman, Olin Johnston de la Caroline du Sud) devaient être prévues dès l'annonce de la nomination. Cependant, dans ce cas-ci, il fallut attendre au mois d'avril pour que la sous-commission mette les auditions à l'agenda, et la date fut
1er
reportée à deux reprises, pour finalement être fixée au mai. Selon l'auteur Carl Rowan, Eastland aurait fait pression auprès de Johnston pour en repousser la date:~o En tout, il y eut 6 jours d'auditions sur une période d'environ trois mois.:.u On peut constater l'abus lorsqu'on sait que pour la période du 8r Congrès (1961-1962), soit au même moment que la nomination de Marshall, la durée de temps moyenne entre la nomination et la confirmation des juges du Circuit Court était de 32 jours. La durée moyenne la plus longue fut de 86 jours, pour le 868 Congrès (1959-1960). Par comparaison, pour Marshall l'attente dura exactement 353 jours, soit du 23 septembre 1961 au 11 septembre 1962, qui fut la date de sa confirmation.:ltl La sous-commission recommanda un rejet de sa candidature à deux voix contre une; le Judiciary Committee recommanda sa confirmation à onze voix contre quatre; et le Sénat le confirma à 54 voix contre 16, avec 30 abstentions. Le Sénateur Eastland était parmi les seize du Sénat qui votèrent contre Marshal1. 29
L'auteur Robert Sherrill rapporte une anecdote significative sur l'influence qu'Eastland a pu avoir sur le Président Kennedy. Il raconte que quelques mois après la nomination de Marshall, Robert Kennedy, l'Attorney General, aurait par hasard rencontré Eastland, qui lui aurait dit: ''Tell your brother that if he will give me Harold Cox, 1 will give him the nigger,30 " faisant ici référence à Marshall. Sherrill affirme
27 Sland, p. 120; Davis et Clark, p. 236.
28 Mitchel A. Sollenberger, "Table 7. U.S. District and Circuit Court Nominations: Number of Days Elapsing From Nomination Date to Hearing, Committee Action, and Confirmation, 79th Congress -94th Congress (1945-1976)," cité dans "Judicial Nomination Statistics: U.S. District and Circuit Courts, 19451976" CRS Report for Congress,
9
2 Congressional Record, 11 septembre 1962, p. 19055; Sland, p. 120.
30 Sherrill, Gothie Politics in the Deep South, p. 195; Sherrill, "James Eastland, ChiId of Scorn", p.
188. Notons que les auteurs Davis et Clark appuient Sherrill. Davis et Clark, p. 236, 240.
115
donc que le Sénateur Eastland aurait ainsi sollicité un poste de juge pour Harold Cox, son ancien camarade de chambre à l'Université du Mississippi. En échange, Eastland aurait consenti à ne plus s'opposer à la confirmation de Marshall.
Cependant plusieurs historiens contestent la véracité de cette anecdote. Randall Bland soutient que le chef de la Civil Righfs Division du Département de la Justice sous l'administration Kennedy, Burke Marshall, aurait nié dans une lettre qu'un tel compromis aurait eu lieu entre Robert Kennedy et Eastland. Sland ajoute que si une entente avait effectivement eu lieu, comment pourrait-on expliquer l'opposition continue d'Eastland face à la confirmation de Marshall? Quant à Mark V. Tushnet, il prétend que les politiciens républicains et démocrates du Nord, comme ceux du Sud, tiraient parti du délai de la confirmation de Marshall; ils pouvaient chacun démontrer à leur électorat à quel point ils s'opposaient à lui ou l'appuyaient, selon le cas, et que leur contribution faisait toute la différence. D'aprés Tushnet, Eastland aurait rassuré Kennedy en lui disant qu'une fois que les Démocrates sudistes auraient bénéficié politiquement de la situation, ils laisseraient alors le Sénat confirmer Marshal1.31
Finalement, les historiens Victor Navasky et Arthur M. Schlesinger, Jr. adoptèrent la version de Sherrill, mais de façon plus nuancée. Navasky croit que Sherrill pourrait avoir raison, mais pense que la nomination de Cox pourrait aussi s'expliquer par la volonté des Kennedy de ne pas contrarier inutilement Eastland en début de mandat, surtout après que le Sénateur leur ait accordé certaines faveurs. Puis, Schlesinger pense que la nomination de Cox a rendu la confirmation de Marshall plus acceptable aux yeux d'Eastland.j2
L'administration Kennedy aura fini par nommer 10 juges afro-américains au cours de son mandat, ce qui laissa les Kennedy avec l'impression qu'Eastland avait
;jl Lettre de Burke Marshall à Randall Sland, datée du 11 avril 1969, citée dans Bland, p. 119-120; Tushnet, Making Constitutiona! Law, p. 12-13.
32 Navasky, p. 251-252; Schlesinger, p. 307-308.
116
été conciliant. En effet, Schlesinger cite ces propos de Robert Kennedy au sujet de l'incident de la confirmation de Marshall: Eastland [...] held some up for a time but "never ... caused us any trouble.33
Il
Quoi qu'il en soit, il est plausible que le Sénateur Eastland, en laissant confirmer Marshall, soit pour quelque chose dans la nomination de son protégé, Cox, au poste de juge d'une Cour de District au Mississippi. Il aura ainsi contribué une nouvelle fois à la résistance des Sudistes, puisque Cox était aussi un ultra-conservateur qui outrepassa souvent les limites de la Constitution américaine dans ses jugements, malgré ce qu'il avait promis à Robert Kennedy lors de l'entretien pour sa nomination.~ Le juge Cox favorisa manifestement les ségrégationnistes dans les
causes qu'il jugea, et tint à plusieurs reprises des propos déplacés à l'endroit des Noirs, si bien qu'il devint le juge dont les décisions en matière de droits civiques
furent le plus souvent renversées en Cour d'Appel~. Il donna beaucoup de mal aux militants des droits civiques dans les années qui suivirent. Son caractère était cependant connu bien avant qu'il soit nommé à ce poste; donc sa nomination ne peut s'expliquer que par la volonté des Kennedy de plaire à Eastland pour s'assurer de sa collaboration. Eastland fut donc très habile et pragmatique pour obtenir ce qu'il voulait en acceptant de petites concessions, tout en faisant croire à ses opposants qu'il était en train de faire de gros sacrifices.
En comparaison au choix de Harold Cox, le choix de Thurgood Marshall comme juge s'avéra judicieux. Durant les quatre années où il occupa ce poste de juge, il
JJ Propos de Robert Kennedy dans une entrevue enregistrée par John 8artlow Martin, 14 mai 1964, l, p. 10; JFK Oral History Program, John F. Kennedy Library; cité dans Schlesinger, p. 308; cet extrait d'entrevue est repris dans: Robert F. Kennedy, Robert Kennedy: Témoignages pour l'histoire, p. 312.
34 Propos de Robert Kennedy dans une entrevue enregistrée par Anthony Lewis, 4 décembre 1964, III, J). 38; IV, p. 7; citée dans Schlesinger, p. 308.
:l5 Une anecdote très connue a propos du juge Cox est que lors d'un procès portant sur le droit de vote, il aurait insulté des intervenants afro-américains en les traitant de {( bunch of niggers [...] acting like a bunch of chimpanzees ». New York Times, 9 mars 1964, p. 42; Schlesinger, p. 308; Davis et Clark, p. 240; Sherrill, "James Eastland: Child of Scom", p. 188; Sherrill, Gothie Polities in the Deep South, p. 195.
117
contribua à 118 opinions écrites, dont 98 opinions pour la majorité (aucune d'entre elles ne fut renversée par la Cour suprême), 8 opinions concurrentes, et seulement 12 opinions dissidentes.36 En 1967, Thurgood Marshall devint même le premier juge afro-américain à être nommé à la Cour suprême. Sa compétence et sa crédibilité ne furent plus vraiment remises en question aprés cet épisode de 1961-1962, même s'il fit face de façon prévisible à un peu d'opposition lors de sa nomination à ce dernier poste.
4.3 Investigation du SISS Stanley Levison, collégue de Martin Luther King (1962)
Comme nous le verrons dans le présent sous-chapitre, souvent le Sénateur Eastland collaborait avec d'autres instances qui luttaient contre l'infiltration communiste aux États-Unis. C'était notamment le cas avec le directeur du FBI, le célèbre J. Edgar Hoover. En effet, il semble qu'Eastland et Hoover s'entraidaient dans l'accomplissement de la répression anticommuniste: Hoover fournissait Eastland en informations et dossiers secrets sur des individus et organisations supposément subversifs. En contrepartie, Eastland, par l'entremise du SISS, entreprenait des auditions en convoquant comme témoins les gens soupçonnés, et les conclusions auxquelles il parvenait servaient de base sur laquelle Hoover se fondait pour appuyer davantage ses ailégations.37
Cela se déroula de cette manière pour Stanley Levison, un avocat d'origine juive, proche collaborateur du fameux pasteur Martin Luther King, et qui aurait soi-disant eu des relations avec le Parti communiste américain dans les années 1950. En s'attaquant à Levison, Hoover cherchait assurément à nuire à King, l'un de ses plus farouches adversaires, qu'il soupçonnait d'être influencé par les Communistes38.
36 Bland, p. 120; Davis et Clark, p. 240.
37 Schlesinger, p. 354.
38 Les historiens ne précisent pas clairement le moment où l'antagonisme d'Hoover débuta à l'endroit de King et quand il fut persuadé que ce dernier était communiste. Taylor Branch laisse entendre que King avait été investigué par le programme du COINTELPRO dès la fin des années 1950.
ll~
Comme son collègue Levison était déjà soupçonné de subversion, le lien entre King et l'idéologie communiste ne fut pas difficile à« établir ». Ainsi, l'historien David J. Garrow relate comment Hoover mentionna, lors d'une conversation avec Eastland, l'intérêt du FBI pour Levison. Il aurait même donné à Eastland une copie d'un rapport sur Levison. Eastland, toujours à la recherche de militants des droits civiques à qui il pouvait faire du tort, profita de l'occasion pour citer Levison à comparaître devant le SISS, avant même que les gens du FBI ne soient au courant de ses
intentions.~
Levison comparut devant le SISS cinq jours plus tard, soit le 30 avril 1962. Ce fut une session secrète; en effet, contrairement aux auditions du SISS que nous avons évoquées précédemment, celles-ci ne furent pas publicisées. Il n'y eut aucune
y assistèrent: les Sénateurs Eastland et McClellan; J. G. Sourwine, qui était l'avocat-conseil de la sous-commission, ainsi que d'autres membres du personnel de ia sous-commission; Levison et son conseiiier juridique, ivie Kunstier; et apparemment, un représentant du FBI.40
Nous raconterons brièvement le déroulement des auditions de Levison41 . Selon
Garrow, Levison aurait déclaré dès le commencement qu'il n'était pas et n'avait
Victor l\lavasky soutient que Hoover voulut faire placer des micros chez King dés 1961. Puis, Branch et Arthur M. Schlesinger relatent qu'en mai 1961, au moment des Freedom Rides, Hoover annota un rapport qui disait que King n'avait pas été investigué, et il écrivit "Why not ?" dans la marge. Jeff Woods souligne qu'à l'époque de la crise à l'Université du Mississippi en 1962 et la crise des missiles à Cuba, Hoover enquêtait déjà sur des liens entre le communisme, le mouvement des droits civiques et i'aÛiYrinistfaîiûn Kenneûy, seiün lui King était (;ünsiûéïé paï Hüüveï C;ünliYIe un ïeiais entïe ies Communistes et les frères Kennedy. Kenneth O'Reilly pense qu'Hoover a été complètement convaincu lorsque King a prononcé son célèbre discours durant la Marche de Washington. Taylor Branch, Parting the Waters, p. 257, 516-517; Navasky, p. 137; Schlesinger, p. 353; Woods, p. 159-160; O'Reilly, Racial Matters, p. 126-127.
~ Garrow, The FBI and Martin Luther King, Jr., p. 47.
40 Ibid., p. 47-48.
41 Nous devons cependant nous fier entièrement aux détails rapportés dans les ouvrages de David
J. Garrow, Victor Navasky, et Arthur M. Schlesinger, puisque la transcription de ces auditions semble toujours tenue secrète en 2006. D'après Garrow et Schlesinger, une copie de la transcription est conservée dans les Robert F. Kennedy Papers, a la John F. Kennedy Library de Boston.
IlY
jamais été membre du Parti communiste. Puis, Eastland et Sourwine auraient voulu continuer d'interroger Levison, mais ce dernier a seulement précisé ses nom et adresse de résidence, et invoqua le cinquième amendement aux autres questions qui lui étaient posées. Eastland insista encore pour savoir si Levison avait des liens avec le PC. Voici comment il le demanda: "Isn't it true that you are a spy for the Communist apparatus in this country? ... "Isn't it true that you have gotten funds from the Soviet Union and given them to the Communist Party, USA ? 42 " On
remarque le ton provocateur employé par Eastland, lorsque celui-ci chercha à mettre l'accent sur la non-coopération du témoin, à ternir son image et le rendre coupable des faits qui lui sont reprochés.
En résumé, il semble qu'Eastland et le SISS ne purent démontrer formellement l'existence de liens entre le PC, Levison et King, puisque Levison ne parla presque pas et ne s'incrimina donc pas. Levison confia d'ailleurs à des proches qu'il était soulagé que les gens du SISS n'aient pas tenté de l'interroger sur sa relation avec King, et que ce dernier n'ait pas vraiment été échaudé dans cette histoire. Néanmoins, nous devons nous demander si ce fut réellement le cas, car Eastland et les autres membres du SISS ne manquérent pas de signaler au FBI que Levison
avait invoqué le cinquième amendement lors de son témoignage.43 Il est concevable que cela convainquit Hoover que les Communistes étaient bien infiltrés parmi les militants, et que cela le poussa à intensifier la répression contre eux et contre King.
Finalement, à l'automne de 1963, le Président Kennedy fit pression sur Martin Luther King pour rompre toute relation avec Stanley Levison. L'administration Kennedy était en train de préparer un projet de loi pour les droits civiques, et le Président redoutait que !a réputation entachée de Levison en vienne à discréditer King et le reste du mouvement des droits civiques, et par ricochet, à tous ceux qui
42 Garrow, p. 48; Schlesinger, p. 354.
43 Garrow, p. 48
120
oeuvraient à l'implantation de ce projet de loi, y compris leur administration.44 Kennedy savait que les ségrégationnistes comme le Sénateur Eastland n'hésiteraient pas à utiliser tous les moyens possibles pour torpiller le projet de loi; il fallait donc éviter d'apporter de l'eau à leur moulin.45 King se résigna à cesser sa collaboration avec Levison. Assurément, King en était venu à se fier énormément à lui, et il dut avoir de la difficulté à fonctionner sans son aide46 .
4.4 Crise à l'Université du Mississippi (1962)
Dès le début de 1961, un Afro-Américain nommé James Meredith chercha à se faire admettre à l'Université dü Mississippi, ün établissement seûlaire d'Oxford, au Mississippi. Cette université était toujours ségréguée malgré le jugement Brown de la Cour suprême prononcé sept ans auparavant. Après plusieurs tentatives d'inscription infructueuses, Meredith poursuIvit l'université en justice pour discrimination raciale. La Cour d'Appel finit par lui donner raison, et la Cour suprême confirma ce verdict le 10 septembre 1962, soit juste à temps pour les inscriptions du semestre suivant.
L'administration Kennedy entreprit alors de faire appliquer le jugement de la Cour, en forçant l'admission de Meredith en dépit de l'opposition du Gouverneur de l'État du Mississippi, Ross Barnett. Celui-ci s'était fait élire en 1960 avec la promesse qu'il maintiendrait à tout prix la ségrégation raciale au Mississippi. Barnett bénéficiait de l'appui de la majeure partie de la population blanche du Mississippi dans son combat.
44 Schlesinger, p. 356-361; Navasky, p. 141-144,150.
45 Navasky, p. 143.
46 Levison avait aidé King en effectuant diverses tâches administratives, comme planifier des engagements oraux pour lUI, travailler sur des brouillons de textes et de discours, s'occuper de différents problèmes légaux, faire des levées de fonds, et mettre de l'ordre dans les finances de l'organisation de King, la SCLC. Voir l'entrevue tenue le 3 août 1976 avec Stanley Levison par Arthur
M. Schlesinger, dans Robert Kennedy and His Times, p. 354; Navasky, p. 146.
121
L'un de ceux-là fut le Sénateur Eastland. Déjà en 1957, quand le Président Eisenhower dut envoyer l'Armée pour forcer l'intégration raciale dans une école secondaire de Little Rock, en Arkansas, Eastland critiqua vivement la décision du Président d'envoyer les troupes en déclarant: "We face a bold attempt to destroy our Government and set up a dictatorship.4f " Le journal Atlanta Constitution cita une autre de ses déclarations: "This is an attempt by armed force to destroy the social order of the South [...] Nothing like this was ever attempted in Russia.48 " La réaction d'Eastland fut encore plus forte en 1962, car les événements se déroulérent dans son propre État.
Voici un bref résumé des événements. À partir du 20 septembre 1962, le Gouverneur 8arnett bloqua l'accès à l'université à Meredith, en gardant lui-même le poste au bureau des inscriptions; Meredith tenta de s'inscrire à quatre reprises, sans succés. Finalement, suite à une entente secréte conclue entre Barnett et le Président, Meredith était sensé être admis le lundi 1er octobre. Mais lorsque Meredith retourna sur le campus le soir du 30 septembre, la population locale et les étudiants furent excités par les propos de Barnett, qui déclara à la mi-temps d'un match de football inter-universitaire: "1 love Mississippi! 1 love her people! 1 love her customs ! 49 " Ils déclenchèrent ainsi une grave insurrection au cours de laquelle les marshalls fédéraux durent propager du gaz lacrymogéne pour tenter de disperser la foule de protestataires. Il finit par y avoir deux morts et des dizaines de blessés. Durant l'échauffourée, les marshalls furent laissés à eux-mêmes devant les manifestants armés; ils étaient abandonnés par les policiers de la Mississippi Highway Patro/, alors que le Président avait ordonné aux marshalls de ne pas tirer. Devant la menace que représentaient les manifestants, Kennedy n'eut d'autre choix que d'envoyer les troupes de l'Armée pour assurer la protection des marshalls. Les
47 New York Times, 27 septembre 1957, p. 11.
48 Atlanta Constitution, 25 septembre 1957, p. 5.
49 James Silver, Mississippi: The Closed Society, p. 119-120.
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Mississippiens éprouvèrent beaucoup de ressentiment face à ce qu'ils percevaient comme l'invasion d'un État souverain et l'occupation militaire de leur territoire.
En agissant comme il l'avait fait, le Président Kennedy donnait l'impression aux Mississippiens que le Gouvernement fédéral était devenu aussi tyrannique que les Communistes de l'Union soviétique. D'ailleurs, un slogan apparût bientôt sur les autocollants de pare-chocs des automobiles du Mississippi: "Kennedy's Hungarj'. C'était une métaphore démagogique qui comparait l'intervention fédérale à Oxford avec l'intervention tyrannique des Soviétiques en Hongrie en 1956, qui avait alors été dénoncée par toute la eûmmunauté internationale. Un autre slogan était "Brothers Castro"; les ségrégationnistes faisaient de cette manière le parallèle entre les frères Kennedy et le Président cubain Fidel Castro, qui est communiste.50 Pour les ségrégationnistes du Mississippi, ia décision de Kennedy d'intervenir par la force était tyrannique et anti-démocratique, comme en URSS. L'attitude de Kennedy était pour eux un signe que le Gouvernement fédéral était désormais contrôlé par les forces communistes.51
Le Sénateur Eastland a aussi exploité ces perceptions erronées. Devant le Sénat, il a assuré à plusieurs reprises qu'il soutenait pleinement la position prise par le Gouverneur 8arnett. Eastland dénia au Gouvernement fédéral le droit d'intervenir dans les affaires concernant l'éducation; selon lui, l'éducation relevait du droit des États, garanti par la Constitution américaine. Il disait que l'opposition des ségrégationnistes était légitime:
"[...] the people of Mississippi are not on the defense. The people and public officiais of Mississippi have not done anything wrong. They are standing by their convictions. They are standing steadfast for the American system of government. They stand steadfast, as did the Founding Fathers, who wrote the Constitution of
50 Silver, p. 130; Woods, Black Struggle, Red Scare, p. 155.
51 Woods, p. 154-155.
123
the United States and who wanted our system of government protected and
preserved. They upho!d those Ideals [...].52"
Il prétendit que l'agitation raciale perpétrée par le Gouvernement fédéral était parmi les métrlodes favoïites employées paï les ComÏlÎünistes : "1 sübmit trlat trlat is one of the basic tactics of communism, to create racial discord, to fish in troubled waters, to stir up strife and hatred.53 " Nous remarquons qu'après avoir accusé de subversion les militants des droits civiques, les juges de la Cour suprême et la presse libérale, voilà qu'Eastland attaquait maintenant la crédibilité du pouvoir exécutif. Les cibles du Sénateur furent tous des protagonistes qui, à un moment ou un autre, favorisèrent l'intégration raciale. Cependant, à notre avis, les événements qui se sont déroulés à Little Rock et à Oxford eurent une dimension plus grave que les autres, puisque les ségrégationnistes contestèrent la légitimité même du chef d'État d'intervenir dans leur État. Lors d'un discours au Congrès, Eastland dira:
"When the Executive, through the power of appointment, can control the judiciary and then enforce the decrees of its own judiciary by the use of U.S. troops, freedom has fled from the United States, and the day of tyranny is upon us.
It will Iikewise determine whether a judicial tyranny as black and as hideous as any in history obtains in the United States, and whether petty tyrants enshrouded in black and appointed for life rule the country from the seats of the mighty.54 "
Süite à ces évéiiements, le Séiiateüi Eastlaiid aiiiiûiiça qu'il vûülait eiitiepieiidie une investigation du Judiciary Committee, pour déterminer s'il y avait des reproches à formuler dans la conduite des marshalls et des troupes envoyées par Kennedy. Eastiand mentionna que cette investigation pourrait mener à des arrestations et des incarcérations chez les marshalls et les soldats impliqués, s'il réussissait à apporter
52 Congressional Record, 26 septembre 1962, p. 20805.
53 Ibid.
54 Congressional Record, 26 septembre 1962, p. 20806; Jackson Clarion-Ledger, 27 septembre
1962, p 1.
124
la preuve d'abus de pouvoir de leur part.55 Bref, nous pouvons constater que ceux qui prirent parti pour les droits civiques des Afro-Américains furent encore une fois dans la mire d'Eastland.
Certains militants réagirent en s'objectant à cette investigation du Judiciary Committee: le New York Times a rapporté que Clarence Mitchell, le directeur du bureau de la NAACP à Washington, a envoyé un télégramme à tous les membres du Judiciary Committee, pour qu'ils empêchent Eastland d'utiliser la commission
comme un moyen de propagande pour la promotion ou la défense de la conduite inconstitutionnelle des ségrégationnistes.56
4.5 Freedom Summer dans le Mississippi (1964)
Durant l'automne 1963, on vit dans l'État du Mississippi le début d'une campagne des diûits civiqües à lûng teime pûüi encûüiagei les NûiiS à se piévalûii de leur droit de vote. Cette campagne se tint sous l'égide du Council of Federated Organizations (COFO), qui était une coalition des plus importantes organisations des
droits civiques (SNCC, CORE, NAACP), réunies pour lutter ensemble malgré leurs différences57 . Leur première activité d'importance en 1963 fut le Freedom Vote, où les participants organisèrent de fausses éjections avec des candidats non-officiels, mais dans lesquelles les Noirs pourraient voter. Plus de 80 000 personnes y participèrent, contredisant ainsi les affirmations des Sudistes selon lesquelles les
Noirs n'étaient de toute façon pas intéressés par le vote.58
55 Congressional Record, 1er octobre 1962, p. 21426; Jackson C/an'on-Ledger, 2 octobre 1962, p. 1; Washington Post and Times-Hera/d, 2 octobre 1962, p. A28; New York Times, 3 octobre 1962, p. 28, 4 octq,~re 1962, p. 1, 28.
~ New York Times, 4 octobre 1962, p. 28.
57 Plusieurs fondations à but non-lucratif ont en outre aidé à créer le COFO, principalement pour favoriser l'accès au droit de vote pour les Afro-Américains, un droit garanti par la Constitution selon ces militants. Il semble également que cette campagne du Mississippi Summer Project était considérée comme une alternative aux manifestations militantes, perçues comme trop radicales.
58 •.. ·.L .• ~.. .". __ ~ ••• ~'.'." .•~~ '.'..'.. ~~.
I-\PPléHI el uéne::i, MTf/(;é:lflé:I .-v/VII r(/ym:;, p. 1L;:l; VVUUU::i, p. LU 1.
125
Mais il était évident qu'il fallait entreprendre un projet encore plus grand pour avoir un impact réel dans la société sudiste. Le COFO a donc lancé le Mississippi Summer Project dès l'été 1964; cet été-là fut justement surnommé le Freedom Summer. Ce projet avait plusieurs objectifs pour améliorer les conditions de vie des Noirs. C'était d'abord une véritable campagne d'enregistrement du vote à l'image du Freedom Vote, mais à plus grande échelle: on se préparait à inscrire les Noirs sur les listes électorales en prévision des élections à la fin de cette année-là. Le COFO fit venir environ un millier d'étudiants blancs du nord du pays afin de conscientiser la population face à l'importance du vote. La vaste majorité du personnel qui dirigeait ces Volontaires était des membres vétérans du SNCC; l'organisation fournissait aussi la plupart du financement du projet.
Les autres objectifs du COFO étaient de fonder des centres communautaires qui dispenseraient des soins de santé de base, des activités éducatives et des classes d'alphabétisation pour apprendre aux Noirs à lire et les encourager à exercer leur droit de vote. Les gens du COFO eurent également l'idée de créer des Freedom Schoo/s, des écoles qui offraient une éducation alternative axée sur l'histoire des Noirs et la philosophie du mouvement des droits civiques, pour que les gens développent un sentiment de fierté d'être Noir. Ces écoles furent un succès: plus de 3 000 étudiants les fréquentèrent.59 Finalement, le COFO fonda un parti politique dissident du Parti démocrate, le Mississippi Freedom Democratie Party (MFDP), qui contesta ie Parti démocrate régulier. Nous évoquerons cependant ie MFDP pius en profondeur dans un chapitre ultérieur.
Provoqués par les médias ultra-conservateurs locaux et d'autres forces ségrégationnistes qui les mirent en garde contre les agissements des agitateurs étrangers, les Mississippiens réagirent fort négativement à la venue des Volontaires
59 Robyn Spencer, « Freedom Summer », dans Encyclopedia of African-American Culture and History. New York, Macmillan Library Reference: Simon & Schuster, c1996, p. 1066-1067; Appiah et Gates, p. 180.
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dans leur État. Ils perçurent cet événement comme une invasion de militants communistes venus littéralement faire une révolution par des émeutes violentes, ce qui n'était vraiment pas dans l'intention des Volontaires60. Le Sénateur Eastland, en particulier, condamna le Mississippi Summer Project dans son ensemble, alléguant que les Volontaires n'étaient que des agitateurs qui voulaient provoquer des conflits interraciaux. En fait, Eastland niait toujours que les Noirs du Mississippi soient insatisfaits de leur sort; ces troubles dont les Américains étaient témoins par les médias n'étaient pour lui que la conséquence des agissements des Volontaires, qui pour la plupart n'étaient même pas natifs du Mississippi61 . Il prononça d'ailleurs un discours au Sénat en juillet 1964, dans lequel il dénonçait toutes ces manoeuvres du PC pour exploiter les Noirs. Nous en citons ici des extraits importants.
"[...] while it is true that some Negroes understand that it is foolish to think they could work with Communists without aiding the Communist Party and its objectives, far larger numbers do not realize this, or do not stop to think of iL
As have pointed out, the Communist Party has never ceased its efforts among
1
Negro groups. Rather, in true accord with Communist theory, the party has continued to fish in the trou bled waters of racial discontent. The Communist Party, of course, has never had any aim but to exploit the Negroes and their problems for the benefit of the party's objectives.62
60 L'historien Yasuhiro Katagiri rapporte que dans un éditorial du Meridian Star, on avertissait les lecteurs de ce qui les guettait: "The student volunteers -the beatniks, the wild-eyed left-wing nuts, the unshaven and unwashed trash, and the just plain stupid or ignorant or misled -go on meddling and muddlmg with things about which they know nothing and which concern them not." Voir "God Help the USA", Meridian Star, 12 juillet 1964, cité par Katagiri, The Mississippi State Sovereignty Commission, p. 163~ New York Times, 20 août 1964, p. 13; Silver, Mississippi: The Closed Society, p. 254-255, 260.
1 Eastland déclara un jour qu'il « n'y avait pas de discrimination dans le Sud» et aussi que « tous ceux qui sont qualifiés pour voter, Blancs et Noirs, peuvent exercer leur droit de suffrage ». Voir Silver,
J
p. 231 91; I....Jew York TinÎE:s l 29 Juin 1964, p. Î 7. Ses cûllègues du \/{liife Cffizeiîs Cüüncil tentèient de se faire rassurants eux aussi: d'après eux, moins de 1% des Noirs de l'État participaient au Mississippi Summer Project. Selon eux, c'était un projet que la communauté noire désapprouverait dans une forte majorité. Voir Hurst B. Amyx, "Leftists Enthralled -Reds Want Summer of Violence and Chaos !", The Citizen, vol. 8, no 9, juin 1964, p. 12.
62 Congressiona! l~ecard, 22 juillet 1964, p. 16593; !VetA! York Times, 23 ju!!!et 1964, p. 15; Washington Post and Times-Herald, 23 juillet 1964, p. A2; Meridian Star, 23 juillet 1964, p. 1-2; Jackson C/arion-Ledger, 23 juillet, 1964, p. 1A, 14A, 4B
127
Ici selon Eastland, les Noirs du Mississippi n'étaient que des pions utilisés par le PC pour satisfaire les objectifs du Parti. Mais ici Eastland fit preuve d'incohérence, car il refusait d'admettre l'insatisfaction des Noirs, mais la reconnut implicitement en prétendant que les Communistes exploitaient les problèmes qui étaient à la source de ces conflits. Voici le reste de la citation:
[...] ln the vast maelstrom of racial conflict, with its violence and threats of violence, which has been strirred up in recent years by Federal activities in this field, the older Negro organizations have been pushed toward the background, while brashly new and far more militant groups have come to power in greater and greater degree.
Young and relatively inexperienced, they undoubtedly have felt that they have to prove their militancy in order to maintain their leadership. Once committed to mob demonstrations and other forms of violence, they have sometimes sought and often accepted advice from specialists in mob demonstrations and violence. They have let Communists infiltrate their groups. They have let Communists rise to positions of power. In an increasing number of cases, they have allowed Communists to work their way into positions of leadership, where these Communists have been able to use and are now using, some of these newer
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and the volume of violence and rioting and general disorder.
The Communists, of course. engage in these activities and incitements. not because they think that doing so will in any way he!p the Negro people, or serve as a catalyzing force to bring about a fair solution of the race problem.
The Communists are in this position because it is to the interest of the Communist world conspiracy to promote and foster discontent of every possible kind, and because violence and disorder, especially between the races. are specifie strategie objectives of the Communist Party in this country.63 Il
Dans ce dernier extrait Eastland veut démontrer que les nouvelles organisations de droits civiques sont vulnérables face à l'influence des Communistes parmi eux; il exploite le fait qu'elfes sont plus radicales que les anciennes organisations comme la NAACP, qui a toujours refusé l'alliance avec les Communistes.
Q;j Ibid.
12~
Les citoyens du Mississippi semblèrent penser exactement comme Eastland : les Volontaires firent face à beaucoup de résistance de leur part. En effet, les ségrégationnistes, les suprémacistes, les citoyens communs et la police usèrent tous de moyens plus ou moins violents pour tenter de chasser les Volontaires de la région. Il y eut de nombreuses menaces, de l'intimidation et des voies de fait qui furent commises. De plus, des Freedom Schoo/s, des logements, des églises et des entreprises possédées par des militants et leurs alliés furent incendiés ou bombardés par les résistants. Finalement, les policiers mirent plus d'un millier de ces militants en état d'arrestation comme moyen de répression contre eux.64
Peu d'avocats auraient accepté de les représenter en Cour, étant donné qu'ils risquaient d'en subir les conséquences au niveau professionnel et personnel. Il y avait seulement trois avocats afro-américains qui pratiquaient au Mississippi; ils avaient besoin d'aide pour assurer la défense des accusés. Une bonne partie de ceux qui se portèrent volontaires étaient des avocats de partout au pays qui faisaient partie de la National Lawyers' Guild (NLG), la corporation d'avocats progressistes dont nous avons traité dans des chapitres précédents. Cette corporation était toutefois cataloguée par l'U. S. Attomey General et le HUAC parmi les organisations subversives, et était soupçonnée d'être un « Communist Front », une couverture pour le Parti communiste. Les ségrégationnistes comme Eastland cherchérent à exploiter ces allégations pour pouvoir accuser les militants du Mississippi Summer Project de coopérer sciemment avec une organisation qu'ils savaient être subversive.lX>
Il est également intéressant de souligner l'apport indéniable de la Mississippi State Sovereignty Commission (MSSC) dans la campagne de répression qui débuta
64 New York Times, 29 juin 1964, p. 17; Washington Post and Times-Hera/d, 23 juillet 1964, p. A2; Appiah el Gales, Africana: Civil Rights, p. 180; Silver, p. 253; Kalagiri, p. 163.
65 Silver, p. 264.
12Y
à l'endroit des militants, des Volontaires et des juristes qui les défendaient66. Tout comme le FBI, la MSSC collabora réguliérement en réseau avec des élus locaux pour fournir au Sénateur Eastland des informations sur des individus et groupes à caractère « subversif ». Le Sénateur utilisa par la suite ces informations pour les divulguer dans ses discours au Sénat, dans la presse ultra-conservatrice ou lors des auditions du SISS; tout cela en coordination avec les mesures prises par les différentes branches du gouvernement du Mississippi.67
Dans le cas du Mississippi Summer Project, la MSSC infiltra le COFO pendant l'entraînement des Volontaires et une fois qu'ils travaillèrent sur le terrain; les espions informèrent régulièrement la MSSC des projets de l'organisation.68 Par la suite, la MSSC vit une occasion de nuire aux militants en s'attaquant à la réputation douteuse de la NLG et à son association avec le COFO. L'historien Jeff Woods affirme cependant que la MSSC n'eut finalement pas à faire grand-chose pour réussir, car les différentes organisations qui composaient le COFO s'affrontérent sur la question de la collaboration avec la NLG. Le leader du SNCC Bob Moses, plus radical, ne rejeta aucune aide d'où qu'elle vienne, tandis que les organisations libérales et anticommunistes comme la NAACP craignirent d'être associées à des forces communistes et être par conséquent discréditées. Le SNCC se fit grandement critiquer et perdit ainsi de nombreux appuis chez les individus et organisations qui
66 La MSSC était une agence gouvernementale d'espionnage à l'image du FBI, mais à l'échelle de l'État du Mississippi. Elle était chargée de protéger la souveraineté de cet État; mais dans la pratique, son rôle consistait surtout à espionner et harceler les militants des droits civiques et se servir de l'infonnation obtenue pour des fins de répression. Cependant, contrairement au FBI, la MSSC faisait aussi la promotion ouverte de la ségrégation raciale dans le Mississippi, et de la propagande partout ailleurs aux États-Unis. L'agence avait été créée en 1956 par la législature du Mississippi, dans la foulée de l'annonce de la décision Brown de 1954. Voir Sarah Rowe-Sims, "The Mississippi State Sovereignty Commission: An Agency History", Journal of Mississippi Hisfory, vot. 61, no 1, 1999, p. 2958; 3ihief, p. 8 n.2; J. Tüdd iviüye. Let fi;€: People Decide, p. 33; 1I3ÜVE:ïeignty CüiTlrnissiün Onlint: Agency History", Sovereignty Commission Online, Mississippi Department of Archives and History.
7 Woods, p. 208-211.
68 Katagiri, p. 159-163; Woods, p. 207-208.
nu
avaient jusque-là participé aux activités du COFO.69 Cette décision renforça encore davantage la scission présente dans le mouvement des droits civiques entre les libéraux et les radicaux; c'est une scission qui n'aurait pas pu se produire s'il n'y avait pas eu des craintes de voir les campagnes de salissage anticommunistes affecter l'ensemble du mouvement.
Toutefois, l'acte le plus violent qui fut commis cet été-là fut le meurtre de trois des militants du COFO : Michael Schwerner, Andrew Goodman et James Chaney. Deux d'entre eux étaient des Blancs d'origine juive, originaires de New York; le troisième était un Noir natif du Mississippi. Le 21 juin 1964, les trois hommes allèrent dans une ville voisine enquêter sur l'incendie criminel d'une église noire par des résistants. Ils furent arrêtés pour une soi-disant infraction de la route et incarcérés
quelques heures; ils disparurent üne fûis qu'ils fUient relâchés. Leurs cûllègues dü
COFO, n'ayant aucune nouvelle d'eux, lancèrent une campagne de recherche pour les retrouver.
Les Sudistes considérérent l'événement de façon cynique: selon eux, les trois militants participaient à un complot communiste, en disparaissant volontairement pour faire accuser les Sudistes d'être responsables de cette disparition. Par exemple, le Sénateur Eastland fut persuadé que cet événement était un canular; il en discuta au téléphone avec le Président Johnson. Il argua que les trois militants avaient disparu près de la ville de Philadelphia, et qu'il n'y avait ni Ku Klux Klan, ni chapitre du White Citizens' Council, ni personne d'autre qui pourrait les menacer dans cette région. Par conséquent, il en conclut qu'ils devaient se cacher volontairement et chercher à faire un coup publicitaire avec toute cette histoire.lo Un
69 Jerry DeMuth, "Summer in Mississippi: Freedom Moves in to Stay," The Nation, vol. 199, no 6, 14 septembre 1964, p. 107, cité par George Lewis, The White South and the Red Menace, p. 111; Woods, p. 205-207.
70 « 3836 -James Eastland (WH6406.14) ». dans. Miller Center of Public Affairs, Sctipps Library & Multimedia Archive. 23 juin 1964.
131
autre argument qui appuya tout d'abord sa théorie du complot était que les militants du COFO semblaient avoir signalé la disparition avant qu'ils n'aient réellement disparu, laissant entendre que leurs agissements étaient prémédités?1 Ces présomptions étaient néanmoins non-fondées, car les Volontaires expliquèrent qu'ils avaient convenu que les trois hommes devaient les appeler avant une heure précise, faute de quoi, le COFO devait contacter le FBI.
Eastland demanda ensuite au Président Johnson d'envoyer des hommes impartiaux pour faire enquête sur l'affaire afin d'être rassuré. Le FBI prit donc rapidement les choses en main, envoyant plusieurs agents sur le terrain et 200 marins pour draguer les cours d'eau. Les agents firent face à l'hostilité de la population locale et piétinèrent dans l'enquête, jusqu'à ce qu'on découvre les corps des victimes six semaines plus tard, grâce aux renseignements fournis par un informateur. Il s'avéra que les trois hommes avaient été tués par balle, et Chaney avait en plus été roué de coups. Ils avaient été enterrés sous un barrage de terre construit peu de temps auparavant.
En 1967, dix-huit hommes du Ku Klux Klan furent accusés d'avoir violé les droits civiques des trois victimes, mais seuls sept d'entre eux furent trouvés coupables et condamnés à une peine d'emprisonnement de sept ans au maximum. Ils étaient tous de l'entourage du sheriff de Neshoba County, Lawrence Rainey, qui lui fut innocenté. Un autre accusé, Edgar Ray Killen, subit un deuxième procès et fut condamné pour homicide en 2005. La MSSC ne fut probablement pas directement impliquée dans ces meurtres. Mais comme l'historien Yasuhiro Katagiri le souligne, par son espionnage des Volontaires et le partage d'informations avec les forces de l'ordre
Sénateur Eastland n'était pas le seul à penser ainsi: le Gouverneur du Mississippi à ce moment, Paul
B. Johnson, avança que les trois militants pouvaient se cacher à Cuba, faisant ainsi référence à l'idéologie communiste. Voir le Jackson Clarion-Ledger, 27 juin 1964, cité par Seth Cagin et Philip Dray, We Are Not Afraid : The Story of Goodman, Schwemer, and Chaney and the Civil Rights Campaign for Mississippi, New York, Macmillan Publication Company, 1988, p. 342.
Il « 3845 -James Eastland (WH6406.14) ». dans. Miller Center of Public Affairs, Scripps Library & Multimedia Archive. 23 juin 1964.
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ségrégationnistes, l'agence mississippienne contribua à créer une atmosphère répressive qui encouragea peut-être les extrémistes à s'attaquer aux militants du COFO.72 Et Robert Kennedy alla encore plus loin: il soutint dans une entrevue que les élus du Mississippi seraient autant responsables des meurtres que les vrais meurtriers, car leur mépris du gouvernement fédéral et leur tolérance au KKK provoquèrent la suspension de la loi et l'ordre. Voici ses propos exacts:
"Like in the killing [of Goodman, Schwerner, and Chaney], 1think ifs Governor Barnett and Jim Eastland and John Stennis and the business community... that created the climate that made these kinds of action possible ...[and] they are the ones who have the major responsability, rather than those stupid figures who think that they became natiûnal heiûes by taking ûn these tasks.73 "
On le voit donc, la responsabilité d'Eastland dans la répression anticommuniste des miiitants du CûFû se constate à plusieurs niveaux, mais en fait, ii fut surtout responsable de s'opposer au bien-être des Afro-Américains. En fin de compte, nous pensons que ce que les Volontaires accomplirent pour le bien de la communauté noire fut remarquable, et ils inspirérent la réalisation d'autres mesures progressistes, comme le programme "Head Staff' pour aider les familles à faible revenu. Mais il fallut un long moment pour que les Mississippiens reconnaissent ces bienfaits, au lieu de continuer d'associer les Volontaires à des allégations d'influence communiste avancées par Eastland et ses collègues.
4.6 Civil RightsAct (1964)
Le Sénateur Eastland vit son influence considérablement diminuer au sein du
Cûngiès aü CûüïS des années 1964 et 1965. C'est qüe les difféientes instances
concernées par la question des droits civiques (comme les membres du Gouvernement proches du Président Johnson) en vinrent à penser qu'il était temps
72 Katagiri, p. 167.
73 Entrevue de Robert Kennedy, interviewer non précisé, s.d., citée par Cagin et Dray, We Are Not Afraid, p. 326.
133
de reconnaître le droit des Noirs d'accéder pleinement à l'égalité de traitement par rapport aux Blancs. Les actions revendicatrices des militants avaient porté leurs fruits; de plus en plus de collègues d'Eastland furent convaincus de la nécessité de légiférer pour garantir le droit des Afro-Américains.
Deux lois sur les droits civiques avaient déjà été votées en 1957 et 1960; elles visaient à assurer le droit de vote aux Afro-Américains, en sanctionnant si nécessaire les contrevenants qui empêchaient les Noirs de voter ou de s'enregistrer comme voteur. La loi de 1957 créa également la Civil Rights Commission, une commission qui investiguait sur des allégations de discrimination ou de déni de protection égale devant la loi. Cependant, après leur passage à travers le Judiciary Committee du Sénateur Eastland, les projets de loi initiaux de 1957 et 1960 furent sensiblement altérés, au point où ces lois n'eurent que peu d'impact sur le taux de vote afro-américain aux élections de 1960. On assura par exemple aux Sudistes que les contrevenants de cette loi auraient le droit d'être jugés par un jury formé par leurs pairs, autrement dit un jury composé d'hommes blancs, qui seraient sûrement peu enclins à les sanctionner. Ces lois furent donc considérées comme très peu significatives par la majorité des militants des droits civiques. Suite aux nombreuses manifestations en faveur des droits civiques au début des années 1960, il devint urgent de faire passer une loi qui améliorerait réellement le sort des Afro-Américains.
Le débat au sein du Congrés débuta un jour de juin 1963, alors que le Président Kennedy prononça un discours télévisé dans lequel il argua qu'aucun Américain blanc n'accepterait de changer de place avec un Noir s'il devait renoncer à son droit de fréquenter les endroits ségrégués ainsi qu'à son droit de voter sans être intimidé. C'est pourquoi Kennedy enjoigna le Congrès de passer une loi pour garantir ces
134
droits à tous les Américains, peu importe leur couleur. Après l'assassinat de Kennedy, le projet de loi fut repris par le Président Johnson74 .
Nous pouvons dire que le Civil Rights Act de 1964 transforma véritablement la société américaine, contrairement aux lois précédentes. Elle consistait en l'interdiction de la discrimination, quelle qu'elle soit, dans les facilités publiques, le gouvernement et l'emploi. La ségrégation raciale était rendue !!Iéga!e dans les écoles et l'embauche. Le droit de voter n'était pas encore garanti à 100 %, mais davantage accessible pour les Noirs, par l'interdiction des qualifications de vote inéqüitables. Les liteiacy tests (tests de capacité de lectüre et d'écritüre) cûmme condition de vote, n'ont pas été abolis, puisqu'ils ne visaient pas spécifiquement les Noirs: les Blancs pauvres pouvaient aussi être touchés par cette mesure. La discrimination raciaie spécifique au iogement ne fut pas interdite non pius; ceia se fit seulement en 1968. Néanmoins, ce fut la majeure partie du système Jim Crow qui fut abolie. Ce système régissait les États du Sud depuis la fin du XIXe siècle et définissait la Southem Way ot Lite.
Depuis le début du processus d'adoption de ce projet de loi, ses défenseurs craignirent qu'il ne connaisse le même sort que ses prédécesseurs, qui furent soit bloqués, soit altérés lors de leur étude par le Judiciary Committee, dont Eastland était !e chairman. Ses défenseurs entreprirent donc de contourner !a commission judiciaire en inscrivant directement l'étude du projet de loi à l'agenda du Sénat, de sorte que l'opposition effective d'Eastland et de ses collègues sudistes soit
projet de loi; selon eux, ces accusations auraient été sans fondement valable.
74 Selon nous, le Président Johnson avait deux atouts majeurs pour l'aider à faire accepter le projet de loi par les membres du Congrès: il était originaire du Texas, un État sudiste, et avait été le leader minoritaire puis majoritaire du Sénat, dans les années 1950. Il connaissait donc bien les rouages du système politique au Congrès, et pouvait influencer ses anciens collègues plus facilement.
75 New York Times, 3 février 1964, p. 26, 11 février 1964, p. 33, 13 mars 1964, p. 1; Los Angeles
Times, 20 mars 1964, p. 11; Branch, Pillar of Fire, p. 267.
135
D'ailleurs, ils ne manquèrent pas de signaler qu'il n'y avait que quatre Sudistes parmi les 15 Sénateurs membres du Judiciary Committee; comment alors auraientils pu contrer leur minorité et contrôler l'agenda de la commission ?76 Ce qu'Eastland et ses alliés ne mentionnèrent pas, c'est qu'ils avaient toujours réussi jusque-là à parvenir à leurs fins, puisque c'était le chairman qui décidait de l'agenda de sa commission, comme nous l'avons vu à la section 3.4 de notre mémoire.
En fait, d'aprés ces Sénateurs, les défenseurs du projet de loi auraient peur des révélations qui pourraient survenir si on étudiait le projet plus en profondeur en commission judiciaire. Ils prétendèrent que si jamais le peuple américain découvrait les défauts majeurs du projet, jamais il ne serait adopté par le Sénat. Le Sénateur Samuel Ervin de la Caroline du Nord exprima cela dans ces propos évocateurs:
"[...] The proponents of the present bill do not want it referred to the committee because they know the committee will point out that this bill is the most monstrous blueprint for governmental tyranny ever presented to the American Congress since George Washington first took the oath of office as President of
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En effet, nous verrons que les Sénateurs sudistes comme Eastland pensaient que de teiies jois étaient j'exempie typique de i'ingérence fédéraie dans jes compétences des États. Durant les débats au Congrès au sujet de ce projet de loi, Eastland affirma qu'advenant son adoption, cette loi détruirait la Constitution américaine. Le Sénateur Ervin renchérit en expliquant que le pouvoir de contrôler les relations interraciales serait alors transféré des États, des communautés locales et du peuple lui-même, vers un nouveau Gouvernement Fédéral totalitaire et centralisé./!j Eastland lui-même mentionna à plusieurs reprises que la dictature et la tyrannie seraient établies dans le pays suite à l'adoption de cette loi, et que ceux qui
76 Congressional Record, 26 février 1964, p. 3710-3711.
77 Ibid., p. 3711.
78 Ibid.
136
la supportaient étaient en faveur de l'anarchie.79 Il soutint que ces agitateurs raciaux désiraient détruire la paix et l'harmonie qui existaient entre les races dans le Sud du pays.80
Un autre argument soulevé par Eastland et Ervin fut que la définition du terme « discrimination» était très vague dans le projet de loi, et que cela pourrait conduire à des abus de la part des agences fédérales chargées d'appliquer la loi. Cela pourrait donner un pouvoir arbitraire à un seul homme qui abuserait forcément de ses prérogatives en interprétant la loi à sa discrétion. Eastland exprima ces craintes dans "extrait suivant: "He would be a dictator. It would transform our Government into one like that under Khrushchev, Nasser, or Hitler -namely, a dictatorship.tl1 " On remarque qu'Eastland fit référence à des hommes d'État tyranniques, sans doute pour susciter un sentiment de peur chez ceux qui étaient en faveur du projet de loi, afin qu'ils révisent leur position.
De même, Eastland et Ervin soulignèrent que le Congrès n'avait pas, au cours de son histoire, promulgué de loi sans qu'elle n'ait d'abord été considérée par une commission sénatoriale.82 Toutefois, cette manière de procéder était tout à fait légitime; il n'y avait qu'à obtenir l'accord de !a majorité des Sénateurs pour contourner la commission responsable de l'étude du projet. Les Sénateurs sudistes tentèrent visiblement de mettre l'accent sur le caractère « usurpateur » des
défenseürs du prûjet de :ûi ôfin de démûntrer qüe teürs ôctiûns ~aissaient présager
l'établissement d'un régime totalitaire aux États-Unis. Selon Eastland, il était donc de son devoir de protéger l'intégrité et la souveraineté de l'État du Mississippi -et du reste de ia Nation -en s'opposant à ce projet de ioi suspect. ii j'affirma ouvertement devant le Sénat:
79 Ibid., 18 avril 1964, p. 8355, 8358, 8362; 22 avril 1964, p. 8704; 30 avril 1964, p. 9650,9653.
80 Ibid., 18 avril 1964, p. 8355.
81 Ibid., 21 mars 1964, p. 5863.
ezlbid., 26 février 1964, p. 3711.
137
"What the State of Mississippi is doing is protecting its sovereignty, by informing
th~ n~nnl~ nf thie;: l''nllntnl IAIh~t je;: l''nnt~in~rl in th~ hill
..,.-1""'--1"""-_ --_. ,,,. J ••••_ --_ _•••--_•••.
ln this case, the State of Mississippi is protecting not only its sovereignty, but also the Constitution of the United States, and is protecting the rights and the welfare of ail the people of the United States.83 "
On le voit, le Sénateur Eastland se réclama être le défenseur de la Constitution et de toute la Nation, alors que dans les faits il chercha surtout à défendre les intérêts des ségrégationnistes du Sud.
Le Sénateur Eastland soutint ensuite que les États du Nord comme l'État de New York pratiquaient également la ségrégation de facto, puisqu'il existait des ghettos dans l'aménagement résidentiel. Mais selon lui, même si la future loi imposait l'intégration raciale dans les écoles, cela ne toucherait pas ces États, justement à cause de cet aménagement résidentiel ségrégué, en tenant compte du fait que les membres de chaque race fréquenteraient l'école de leur propre quartier. Au Mississippi, par contre, l'intégration raciale serait appliquée à la lettre, étant donné que les Blancs et les Noirs vivaient dans le même voisinage et iraient donc à la même école.84 C'était selon Eastland un double standard inadmissible, et les États du Sud seraient pénalisés par la nouvelle loi. Eastland rapporta aussi que les États du Nord pratiquaient la discrimination raciale, parce que les Noirs avaient de la difficulté à s'y trouver un emploi par comparaison avec les Blancs.85 Il nia cependant que le Mississippi pratiquait cette discrimination raciale: à son avis, le nombre de Noirs du Mississippi qui étaient soit propriétaires, soit hommes d'affaires, soit professionnels ou travailleurs qualifiés, était comparable aux statistiques des autres États. Les gens qui disaient le contraire, toujours d'après Eastland, faisaient de la propagande dans le but de faire adopter cette 10i.86
tl:J Ibid., 18 mars 1964, p. 5584-5585.
84 Congressional Record, 21 mars 1964, p. 5858-5859; 15 juin 1964, p. 13820; Washington Post and Times-Herald, 22 mars 1964, p. A1; Chicago Tn'bune, 22 mars 1964, p. 08.
85 Congressional Record, 8 avril 1964, p. 7265-7266; 18 avril 1964, p. 8350, 8355.
66 Ibid., 18 avril 1964, p. 8346-8350, 8354; Chicago Tribune, 19 avril 1964, p. 10.
Par ailleurs, Eastland ajouta que cette loi forcerait les employeurs à licencier leurs employés blancs pour engager des Noirs à leur place. Ainsi, c'est envers les Blancs que cette loi serait discriminatoire. Eastland précisa que le problème l'affecterait différemment sur le plan personnel, car lui-même avait plusieurs employés noirs qui travaillaient sur sa plantation, et qu'il serait probablement obligé d'en licencier quelques uns pour engager des Blancs pour faire ce travail apparemment peu rémunéré.tlf En poussant cet argument plus loin, Eastland combina la menace de tyrannie avec l'idée que les employeurs devaient pouvoir engager qui ils voulaient et gérer leur entreprise à leur guise. Lorsque ce n'était plus le cas, on assistait à la socialisation et à la communisation du systéme de libre entreprise tel que connu aux États-Unis.88
En conclusion, Eastland rappela que le Congrés ne résoudra pas le probléme racial en promulgant une loi, et qu'il est impossible de légiférer le changement social, car les mentalités, elles, ne changaient pas. Et bien que cette loi ait connu beaucoup d'opposition de la part des politiciens sudistes, elle finit par être adoptée au Sénat le 17 juin 1964, et signée par le Président Johnson le 2 juillet suivant89. Ce fut une grande victoire pour les militants des droits civiques; car, même si le droit de vote n'était toujours pas totalement assuré pour les Noirs, les autres revendications, elles,
tlf Congressiona/ Record, 21 mars 1964, p. 5874; 18 avril 1964, p. 8363; 3D avril 1964, p. 9654. À ce sujet, t'auteur Robert Sherrill prétendit que les Noirs qui travaillaient sur la plantation d'Eastland étaient payés 3D cents de l'heure quand ils travaillaient, c'est-à-dire moins de deux jours par semaine. Voir Sherrill, Gothie Po/ifics in the Deep South, p. 191.
88 Congressiona/ Record, 18 avril 1964, p. 8356, 8358, 8362; 3D avril 1964, p. 9645. Apparemment, le Gouverneur de l'Alabama George Wallace utilisa le mëme argument lors d'une audition devant la Commission sénatoriale du Commerce. Voir Woods, p. 174.
89 L'historien Taylor Branch relate une anecdote intéressante au sujet de l'opposition des Sudistes à ce projet de loi. Lors des débats à la Chambre des Représentants, il y eut des pressions de la part du Représentant Howard Smith de la Virginie pour ajouter un amendement à la section 7 du projet de loi, qui rrh::(ltionne(ait ie sexe CO((JiYle cïitèïe de disc(irnination à p(oi-libeï. Selon 6ïanch, ies Sudistes ne se préoccupaient pas vraiment des droits des femmes; ils utilisaient plutôt cet amendement pour contrecarrer le passage de la loi dans les deux chambres du Congrès. Ce fut un échec pour eux puisque le projet de loi fut adopté en dépit de cet amendement, et assura les droits des femmes par la même occasion. Voir Branch, Pillar of Fire, p. 231-234; New York Times, 11 février 1964, p. 33.
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étaient satisfaites. La ségrégation et la discrimination devinrent illégales; même les partisans d'Eastland ne purent le contester. En effet, depuis l'arrêt Brown, les ségrégationnistes avaient affirmé que la Cour suprême ne pouvait s'immiscer dans le droit des États. Quand les Présidents Eisenhower et Kennedy intervinrent pour imposer l'intégration raciale à Little Rock et à Oxford, les ségrégationnistes dirent la même chose. Mais la troisième branche du gouvernement fédéral, le Congrès, a le pouvoir de faire passer des lois qui abolissent les injustices; et c'est en 1964, avec le Civil Rights Act, que les Sénateurs trouvérent le moyen de contourner la commission judiciaire qui bloquait tous les projets de loi favorisant les droits civiques. Comme le mentionnait l'auteur James W. Si/ver, les Sudistes invoquèrent sans cesse l'argument selon lequel l'intégration était une manoeuvre usurpatrice de la Cour suprême et non la volonté du peuple; mais cet argument n'était dorénavant plus crédible.90 Les citoyens ségrégationnistes et les suprémacistes, constatant leur impuissance, ne purent que s'opposer vainement à l'application de ces mesuresfJ'.
Dans ces tentatives de porter atteinte à la loi de 1964, nous voyons la détermination des réactionnaires à conserver leur mode de vie ségrégationniste.
4.7 Mississippi Freedom Democratie Party (MFDP) (1964-1965)
Une des réalisations du Freedom Summer fut la création d'un nouveau parti pûlitiqüe: le Mississippi Freedûm OemoCïatic Pôrty (MFDP). En élections de 1964, plusieurs militants des droits civiques décidèrent de contester la
légitimité et la suprématie du Parti démocrate traditionnel du Mississippi; selon eux ce parti déniait systématiquement aux Noirs le droit de voter pour le candidat de leur
!'ln _.. _ --~lIver, p. LtlU. 91 Dans un article du Citizen, le journal du White Citizens' Council, le Comité exécutif du WCC au Mississippi exigea le rappel de la loi sous prétexte que le public n'était « pas conscient de sa nature vicieuse et des dommages qu'elle causerait à leur État et à ses citoyens blancs et noirs. » Voir l'article de l'Executive Committee, Citizens' Councits of Mississippi, "Repeal It! -Official Council Statement en the fCivll Rights Act' ", The Citizen, 'YGI. e, no 10, juillet-août 1964, p. 6-7. Par ailleurs, James Silver nota une résurgence de l'organisation du Ku Klux Klan après le passage de la loi. Ses affiches de recrutement auraient même diffusé des propos exagérés sur les conséquences du Civil Rights Act: « If we don't win in the next eight months, we're ail destined for Communist slavery and our wives and daughters will be chattels in Mongolian and African brothels ... » Voir Silver, p. 328-329.
140
choix. Les mécontents fondèrent donc un parti progressiste comme alternative au Parti dèmocrate régulier92. Ils inscrirent quelques dizaines de milliers de Noirs dans l'organisation, se rendirent à la Convention nationale démocrate de 1964 et revendiquèrent tous les sièges tenus par les délégués du Mississippi.
Il n'en fallut pas davantage pour qu'Eastland n'accuse les membres du nouveau
parti d'être des Communistes. Il pouvait facilement se baser sur le contenu de leur
plate-forme électorale à tendance de gauche et prônant les droits des AfroAméricains.
Mais il avait aussi d'autres arguments; comme par exemple, en
expliquant que les Communistes créaient souvent de nouveaux partis, dans le but
de diversifier leur couverture. Selon Eastland, le MFDP était dans la lignée de ces
partis secrétement communistes. Il fit plusieurs déclarations en citant quelques
exemples de ces partis douteux.
"[...] the establishment of so-called new political parties is an old tactic of the Communist Party of the U.S.A. The Communist Party recognizes that it can make no headway with candidates under its own label. Therefore, it creates substitutes, such as the American Labor Party and the Peoples Party in New Yûik State; the Piûgiessive Party was cieated in 1948 by the Cûmmünist Party under the more seeming label; and now the Freedom Party in Mississippi has been created in another attempt at political deception.
ML President, the sovereign State of Mississippi is being invaded by the Communist Party, who desire to take it over.93 ..
Nous pouvons noter qu'Eastland énuméra ici des partis politiques de gauche,
certes, mais à aucun moment de son discours il n'apporta la preuve de leur trahison
92 \ 1 ... :_: 1... :_ •.• ~ _ ... .:. .... __.1.:. .... ..J .... _ .... 1"" ••__1_.1. .... ~ ... ':'1 __.1. 1_ ...... __ .... ,,: __•.•.__ J..:.
v UU..... I IC'~ C'IIJC'UA tJl C'~C'IIl':::::~ uall::' ICUI tJletLC-IUIIIIC' CICL.lUI cliC . Ut::'::. tJl U~t' dlllllle::. dllll-tJC1UVIl::::ac,
l'assurance-maladie, l'aide fédérale à l'éducation, le renouveau urbain, le développement rural et la garantie des droits constitutionnels pour tous. Voir Silver, p. 268-269. 93 Congressional Record, 10 février 1965, p. 2580, pour l'extrait cité. D'autres déclarations à l'encontre du MFDP et ses partisans sont incluses entre autres dans les sources et études suivantes: rnnrrf"P.<:.<:jnn"'/ R",,..,nrrl 1 q j",nv;",r 1 qRR n Rl)l)' ./",,..,It.<:nn r/",rinn_/ ",r/rr",r ?n ;",n\l;",r 1qRR n 1A 1RA'
--";:}'---'-"-" ._--.-, .-J_.••• _.•---, r' ---, --_.. __ .. _._.. _ .. ---.... -., --J_•••• -. ----, r--.-, '-"1
«Proposed Statement to be Made By Senator James O. Eastland », Mississippi State Sovereignty Commission Papers, Mississippi Department of Archives and History, SCR ID # 2-165-6-118-1-1-1 et # 2-165-6-118-2-1-1,
141
communiste. La « trahison» allait de soi; ces partis ne partageaient pas ses opinions sur la question raciale aux États-Unis, et sa conviction en des valeurs promues par la Southem Way of Life.
Un autre argument avancé par le Sénateur pour étayer ses propos fut que malgré que le MFDP se réclamait de l'État du Mississippi, ses leaders semblaient pour la plupart originaires des autres États94 . Selon lui, le Parti aurait été commandité, organisé, développé, supporté et financé par des non-résidants du Mississippi; par conséquent, ses membres ne pouvaient prétendre que leur premier objectif était d'agir pour le bien du peuple mississippien. Comme le disait si bien Eastland, "this is a carpetbag outfit if there ever was one", faisant ainsi référence à ces hommes d'affaires profiteurs qui vinrent s'établir dans le Sud après la Guerre de Sécession.95 Les gens du MFDP n'étaient selon lui que des agitateurs raciaux qui ne venaient exploiter les conflits raciaux du Sud que pour servir leur cause-fomenter la révolution. Le bien-être des Noirs n'aurait été qu'accessoire.
L'historien Jeff Woods raconte qu'en prévision de la Convention nationale, l'Attorney General du Mississippi demanda à l'agence gouvernementale de la Mississippi State Sovereignty Commission (MSSC) de préparer un rapport défavorable sur les leaders influents du MFDP, pour qu'il ait des arguments valables pour s'opposer à l'obtention de leurs sièges à la Convention. La MSSC enquêtait sur le MFDP depuis un bon moment et rassembla des dossiers sur une douzaine d'organisateurs du parti. La plupart d'entre eux avaient des soi-disant antécédents d'affiliation avec des Communistes ou de sympathie à leur égard. Plusieurs d'entre eux furent identifiés par Eastland dans un discours qu'il tint au Sénat au mois de
94 La militante Fannie Lou Hamer (1917-1977) fut une exception à la règle. Native de Ruleville, dans le Sunflower County au Mississippi, elle fut très engagée dans le Mississippi Summer Project, la lutte pour le droit de vote et "éradication de la pauvreté chez les Noirs. Elle s'impliqua dans le MFDP et devint mëme une candidate de ce parti aux élections de 1968.
95 Congressional Record, 3 février 1965, p. 1944.
142
juillet précédent; ils furent particulièrement visés par la MSSC.96 Certains étaient des avocats de la National Lawyers' Guild (cette corporation d'avocats de gauche dont nous avions parlé aux points 2.4, 4.2, et 4.5). Citons Benjamin Smith, de la NLG, qui avait été le conseiller juridique de James Dombrowski lors des auditions du SISS en 1954.
Les militants du IVlFDP furent tout d'abord confiants d'obtenir les sièges à la Convention, d'autant plus qu'ils appuyaient la nomination du Président Johnson, contrairement aux Sudistes blancs, qui avaient retiré leur appui au Président depuis !e passage du Civil Rights Act de 1964. Cependant Johnson craignait avec raison que le vote du Sud ne bascule complètement vers le Parti républicain et son candidat Barry Goldwater s'il accédait aux demandes du MFDP. Il s'arrangea donc
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sièges que le parti revendiquait. Les plus modérés des Freedom Democrats voulurent accepter son offre; mais les plus radicaux, tels Fannie Lou Hamer et Bob Moses, refusèrent, et ie MFDP n'eut finaiement aucun siège. Hamer, Moses et ieurs supporteurs s'en retournèrent désillusionnés de leur expérience politique et se radicalisèrent davantage.
Lors des élections, aucun candidat du IVIFDP ne réussit à vaincre les candidats du Parti démocrate régulier. Toutefois, ils ne déclarèrent pas forfait. Ils entamèrent une démarche pour démettre de leur poste leurs adversaires vainqueurs à la Chambre des Représentants, en affirmant que les élections avaient été truquées en bloquant massivement le vote afro-américain. Cette procédure était en accord avec le Titre 2, section 201 du United States Code sur la contestation des résultats d'élection. Pour réaliser cela, ils firent venir quelque 150 avocats de tout le pays, dont beaucoup étaient membres de la NLG, pour prendre des dépositions de citoyens et d'officiels partout au Mississippi. C'était la "Deposition Caravan". Ils
96 Woods, p. 215.
143
voulurent ainsi démontrer que les Noirs avaient une fois de plus été privés de leur droit de vote par le harcèlement dont ils ètaient victimes. Évidemment, Eastland dénonça vertement devant le Sénat ces tentatives « d'usurper» des élections à son avis démocratiques. Il prétendit que ces manoeuvres étaient un autre signe de la présence des Communistes parmi les membres du IVIFDP :
"1 shall say that those people did not realize that they were part and parcel of the Communist conspiracy. Those activities were directed by the Communist conspiracy in an attempt to take over the State of Mississippi by the Communist Party. That is ail it can mean. Its leadership is Communist. They are trying to influence the House of Representatives against five duly elected Members of that body. lt is a Communist plan to influence the Congress of the United States.87 "
Dans son discours, Eastland cita environ 25 membres du MFDP et de la NLG qui participèrent à la Deposition Caravan. Il utilisa sa tactique habituelle de dévoiler les antécédents politiques de chacun d'eux en mettant l'accent sur des faits qui pourraient les incriminer. Il pouvait par exemple dire que les avocats parmi eux avaient défendu en Cour ou reprèsentè des Communistes notoires dans des auditions de commissions d'investigation antisubversives; peu importe si ces avocats partageaient ou non les opinions politiques de leurs clients. Ce fut par exemple le cas de Benjamin Smith, mentionné plus tôt. Ensuite, Eastland ènumèra à plusieurs reprises des affiliations à des groupes soupçonnés depuis longtemps de leurs soidisant sympathies communistes, comme la NLG, le Citizens Committee To Preserve American Freedoms ou l'Emergency Civil Liberties Committee. Quelquefois les avocats eux-mêmes avaient été cités à comparaître dans des commissions d'enquête comme le HUAC ou le SISS. Quant aux simples militants, la seule mention de membership au SNCC, au CORE ou à la NAACP sembla suffisante aux yeux d'Eastland pour inspirer la méfiance.98
97 Congressional Record, 3 février 1965, p. 1946-1947; Woods, p.217.
98 Congressional Record, 3 février 1965, p. 1943-1953; 10 février 1965, p. 2580; Woods, p. 217.
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Toutes ces allégations finirent par porter fruit puisque des dissensions apparurent progressivement au sein du COFO, l'union entre les différentes organisations des droits civiques du SNCC, du CORE, de la SCLC et de la I\JAACP. En effet, le COFO était chargé de soutenir le MFDP; mais les militants de la NAACP, soucieux que les accusations d'influence communiste ne puissent être vraies, finirent par se retirer du COFO au début de 1965, et se mirent à accuser leurs exalliés du SNCC et du CORE d'être des Communistes.99 De cette manière, Eastland
avait une nouvelle fois atteint son but: semer la zizanie parmi ses opposants. Par ses accusations, il fit ressortir leurs divergences d'opinion dans le mouvement d'une manière telle que la collaboration entre les organisations membres du COFO fut compromise, et qu'il fut plus facile de contrer l'action des militants.
Puis, le 17 septembre 1965, la Chambre des Représentants rejeta la demande du MFDP d'exclure les cinq Représentants du Mississippi à cause des résultats contestés des élections. La Chambre promit néanmoins d'appliquer aux élections de 1968 la loi du Voting Rights Act qui venait d'être adoptée, et d'accepter la participation des Noirs dans le Parti démocrate traditionnel. 1Oo La victoire du MFDP était douce-amère.
4.8 Voting Rights Act (1965)
Tout au long du mois de mars 1965, les militants des droits civiques organisèrent üne campagne de piûtestation pOür dénoncer l'intimidation et la violence dont les Noirs furent victimes à Selma, en Alabama, lorsqu'ils tentèrent de s'enregistrer dans un bureau de vote ou lorsqu'ils tentèrent de voter. Les militants eurent ainsi l'idée d'entamer une marche qui ies conduirait de Seima jusqu'au Capitoie de Montgomery, pour attirer l'attention sur ces violations de leurs droits. Ils durent se reprendre par trois fois avant de réussir leur projet, car ils firent face à beaucoup
99 Woods, p. 218.
100 New York Times, 11 octobre 1965, p. 60.
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d'opposition de la part des forces policières de l'État. Ces dernières n'hésitèrent pas à utiliser du gaz lacrymogéne et à frapper les militants avec leurs matraques, si bien qu'il y eut de nombreux blessés et même quelques décès. Cependant, les militants demeurèrent résolus dans leur volonté d'atteindre leur objectif de rendre le droit de vote accessible aux Noirs, ce qui suscita de l'admiration et du respect chez les Sudistes modérés.
Une des importantes conséquences de l'émergence du Mississippi Freedom Democratie Party (I\IIFDP), des élections contestées de 1964 et de la marche de Selma à Montgomery, est la prise de conscience que malgré le passage du Civil Rights Act en 1964, les Afro-Américains n'avaient toujours pas un accés garanti au droit de vote. La situation ne s'était pas beaucoup améliorée depuis 1960, lorsque des statistiques révélèrent par exemple que seulement 5 % des Noirs éligibles au Mississippi étaient inscrits sur la liste électorale.'u, Il fallait agir rapidement pour changer cet état de fait.
C'est pourquoi, dans le cadre de son programme de la Grande Société, le Président Johnson envoya au Congrès un projet de loi qui rendrait illégales toutes les mesures mises en place pour restreindre le vote aux Afro-Américains, comme les taxes de vote, les élections primaires réservées aux Blancs, les tests d'alphabétisation et les tests de compréhension et d'interprétation de la Constitution.
Comme nous l'avons démontré à plusieurs reprises dans ce mémoire, les Sudistes au Congrès s'étaient opposé au cours des dix années précédentes à toute législation favorisant les droits des Afro-Américains. Les agissements du Sénateur Eastland au sein du Judiciary Committee, en particulier, convainquirent ses collègues qu'il faudrait utiliser une nouvelle stratégie pour contrer son influence s'ils désiraient faire passer une nouvelle loi spécifique au droit de vote. De manière
'01 Appiah el Gales, Africana: Civil Rights, p. 413; Moye, Let the People Decide, p. 147.
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similaire à ce qu'ils avaient fait en 1964 pour faire adopter le Civil Rights Act en contournant la commission judiciaire d'Eastland, ils envoyèrent cette fois le projet de loi en étude à cette commission, en ayant pris la précaution d'imposer une date limite à respecter pour l'approuver et le retourner au Sénat, soit trois semaines plus tard, le 9 avril 1965. Cela ètait une manière ingènieuse de s'opposer à Eastland, car rappelons que presque tous les projets de loi dans le domaine des droits civiques qui avaient été envoyés à la commission n'avaient pas été mis à l'agenda par Eastland et ètaient tombès dans l'oubli. La stratègie des Sènateurs ètait donc justifiée, pour empêcher que le nouveau projet de loi ne connaisse le même sort que ses prédécesseurs.102
Bien entendu, Eastland critiqua à plusieurs reprises cette manière de procèder. Il soutint que ce projet de loi, s'il était adopté, serait lourd de conséquences car il entraînerait de nombreux changements socio-politiques dans le pays. Il fallait donc prendre le temps d'ètudier en profondeur ses tenants et ses aboutissants. Eastland argua que même si la commission judiciaire étudiait ce projet de loi avec la meilleure volonté, il serait impossible de le faire adéquatement en si peu de temps. Il voulut rassurer ses collègues en mentionnant que si la commission traînait en longueur, le Sénat pourrait adopter une motion pour y ramener le projet de loi. 103 Pour Eastland, cela parut inconcevable que ses collègues invoquent le manque de temps pour justifier leur hâte d'adopter cette loi. Il pensa que ce n'ètait pas une excuse valable si on risquait d'anéantir les bases de la société anglo-saxonne en « forçant» l'adoption d'une loi sur le droit de vote. Son inquiétude fut exprimée dans l'extrait de discours suivant.
"[...] the proponents of this pending legislation base their position on one c1arion call-time, time, and time.
lU, New York Times, 19 mars 1965, p. 21; Pittsburgh Courier, 27 mars 1965, p. 7.
103 Congressional Record, 18 mars 1965, p. 5388; 6 mai 1965, p. 9831.
147
There is no time for administrative remedies. There is no time for judicial c:!eterminations. There is no time for !ega! revie'Ns. VVhen \ first came to the Senate, the same cries were heard on the antilynching bills -long since obsolete, dead, and forgotten.
We heard the same cries over the Brown case, after the 1957, 1960, and 1964 Civil Rights Acts. Should we for the lack of time scrap 1,000 years of AngloSaxon jurisprudence? 1think not. Let us do not.104 "
Dans cet extrait, Eastland sembla excédé par les revendications répétées des partisans des droits civiques. Il fit allusion aux différentes lois et jugements qui étaient sensés, selon son avis, satisfaire les militants, mais qui n'étaient jamais suffisants pour eux. Tout comme dans l'adoption du Civil Rights Act et des autres politiques favorisant les Afro-Américains, Eastland fut persuadé que le Voting Rights Act allait mener à la tyrannie et au renversement du régime démocratique américain. Il expliqua son point de vue en disant que le gouvernement fédéral, par cette future loi, cherchait à s'ingérer dans les compétences réservées exclusivement aux États en déterminant les qualifications pour pouvoir voter. Cette « invasion » du gouvernement fédéral fut perçue comme une prise du pouvoir par un reglme totalitaire.105 Les partisans de ce projet de loi auraient cherché, selon lui, à rejeter le principe de souveraineté des États établi par la Constitution. Cette législation venait en quelque sorte confirmer l'étiquette subversive qu'Eastland leur avait affublé depuis longtemps. La question de la tyrannie fut discutée par Eastland et son collègue républicain Strom Thurmond de la Caroline du Sud, lors d'un filibuster au Sénat pour empêcher l'adoption de cette loi. Les deux Sénateurs échangérent alors de manière très démonstrative pour convaincre leurs collègues du bien-fondé de leur position. Nous insérons ici des extraits instructifs de cet échange.
"1\IIr. EASTLAI\lO. [...] The Constitution provides that the States shall have the power to fix the voting qualifications of its citizens. If this bill is passed what would become of this Union of sovereign States?
1U4 Ibid., 18 mai 1965, p. 10862.
105 Congressional Record, 3 mai 1965, p. 9241; 10 mai 1965, p. 10032; 26 mai 1965, p. 11735; New
York Times, 19 mars 1965, p. 21.
14~
ML THURMOND. !f Congress shou!d pass the bill and it shou!d be uphe!d by the Supreme Court, it would mean that the Congress could go into any field of activity which was never conceived of by those who wrote the Constitution. It would mean that a precedent had been established for abolishing, nullifying, and abrogating any provision of the Constitution in the future.
Mr. EASTLAt\ID. The Senator agrees, does he not, that the Government of the United States, the Congress of the United States, the President of the United States, the Supreme Court and the lower courts of the United States are creatures of the States? That is correct, is it not ?
ML THURMOND. The entire Federal Government is a creature of the States.
rv1ï. EASTLA~~D. And the ûnly pûvvei trie Fedeïal Gûveinment has is that
which is given to it by the sovereign States. Is that correct?
Mr. THURMOND. The Senator is correct.
ML EASTLAND. Ali other powers were reserved to the States and the people; is that not correct?
ML THURMOND. That is correct.1OS
Nous remarquons dans ce premier extrait que dans l'interprétation qu'Eastland et
Thurmond firent de la Constitution, les États prédominaient dans le systéme politique
américain. D'après Eastland et Thurmond, le gouvernement fédéral se devait d'être
minimaliste, en chapeautant des États quasi indépendants sans s'ingérer dans leur
politique interne.
Mr. EASTLAND. 1understand from my distinguished friend that this bill is one of the greatest grabs for power on behalf of the Federal Government in the history of this country. [....] Is it not true that there could be only one way to grab for power greater than that contained in the bill, and that would be the setting up ûf a dictatûiship by the üse ûf the militari? This giab fûi pûwei wûüld nût be as great as that, but it would come very close. It comes close to being an absolute power for destruction of powers inherent in the States and the people.
106 Ibid., 3 mai 1965, p. 9241.
149
ML THURMOND. In reference to the question, if the bill passes, the precedent w!!! have been set for estab!ishing a tota!itarian form of government which, of course, invariably results in a dictatorship. If the powers reseNed to the States are destroyed and given to the National Government, instead of there being a division of powers as writlen in the Constitution, there will be laid the bedrock for a totalitarian form of government.
Mr. EASTLAND. If the bill passes, will we not be setting a precedent for an absolute form of government ?
ML THURMOND. It will go a long way in that direction, because when Congress deprives the States of the right to fix the voter qualifications of their citizens, [...] it is taking away individual liberties and destroying the freedom guaranteed by the Constitution.107
Dans ce second extrait, les Sénateurs assimilent le passage de cette loi à une
prise du pouvoir totalitaire, pour l'établissement d'une dictature. Cela nous semble
une présomption fortement exagérée de ce qui aurait pu se produire dans la réalité.
Mr. EASTLAND. Does the Senator agree that the ultimate goal is a socialistic economy?
ML THURMOND. 1agree that the ultimate end will be socialistic control of the
""1_1.: __ "';_ .. _ ..... _ •.._ .&.1-1.1-"''-••. __
;~ .~.
l'IdliVII, II VVO;;;; \;VlllIllUo;;;; UVVVII li 10;;;; fJcHlI VVO;;;; dl 0;;;; IIVVV VII.
ML EASTLAND. Control of the minds of children is one step toward a socialized economy.
Mr. THURMOND. If control of the books and, thereby, control of thinking along economic and other lines is centralized in one authority, socialism will have made a gigantic stride forward. [...] 108"
Ce troisiéme extrait fait le lien entre le passage de la loi et l'économie socialiste, qui est le premier pas vers la réalisation d'une société communiste.
107 Ibid.
108 Ibid.
150
Eastland affirma dans un de ses discours que les militants des droits civiques voulaient exploiter la sympathie et les peurs des gens du nord du pays qui, dit-il, ne connaissaient rien de l'état de la situation au Sud. La présence des militants dans le Sud divisait la population sudiste et créait des crises sociales d'une ampleur sans précédent.109 Il cita comme exemple Martin Luther King qui, par ses nombreuses campagnes en faveur des droits civiques -dont celle de Selma -aurait agi ainsi dans un but de provocation; ses adversaires ségrégationnistes auraient donc été contraints de lui opposer leur résistance et d'utiliser la violence comme moyen d'y parvenir. D'après Eastland, cette progression du conflit amena le Congrès à légiférer pour garantir les droits civiques.11u
Eastland nia que les taxes de vote étaient discriminatoires envers les Noirs et les pauvres en les empêchant de voter. Il prétendit que le montant acquitté était symbolique et identique pour tous, de sorte que même les pauvres avaient les
moyens de le payer. De plus, East!and affirma que ces taxes serv'a:ent à financer !e
système d'éducation public, et que le gouvernement devait prendre ces mesures pour avoir des revenus. Ces arguments « légitimèrent }} les actions des ségrégationnistes en laissant entendre qu'iis ne pensaient qu'au bien commun en imposant ces taxes.111 Par conséquent, Eastland soutint que comme il n'y avait aucune preuve de discrimination raciale en appliquant les taxes de vote, on ne pouvait invoquer le 15" amendement à la Constitution (qui a permis aux Noirs de voter à partir de 1870) pour justifier le passage du Voting Rights Act.112 Si les représentants du gouvernement fédéral intervenaient en prétextant cet amendement
109 Ibid., 6 mai 1965, p. 9831-9832.
110 Ibid., 3 mai 1965, p. 9241; Appiah et Gates, Africana: Civil Rights, p. 413; Woods, p. 218-219.
111 Congressional Record, 10 mai 1965, p. 10031; 18 mai 1965, p. 10849; 26 mai 1965, p. 11735.
112 Ibid., 10 mai 1965, p. 10032.
151
et déterminaient les qualifications de vote des États, il y aurait un abus évident de leur part, car ils seraient en contradiction avec la ConstitutionÎÎ3
•
Les arguments avancés par Eastland et ses collègues sudistes ne convainquirent pas le reste du Sénat de suspendre l'adoption du Voting Rights Act. Ce fut plutôt le contraire: plusieurs historiens comme Jeff Woods estiment que les filibusters répétés des Sudistes pour faire échouer !e projet de loi finirent par exaspérer les autres Sénateurs et les rendirent déterminés à faire passer cette loi. Nous observons d'ailleurs que le Sénat n'eut plus quorum immédiatement après les
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Nous voyons dans l'absence des Sénateurs le signe que certains collègues d'Eastland le laissèrent peu à peu tomber, à mesure que le Sénateur reprit les mêmes arguments encore et encore pour exprimer son opposition à ce projet de ioi. À l'évidence, quelques Sudistes plus modérés, à l'image du Président Johnson, se montrèrent favorables à l'adoption du projet de loi. D'autres Sénateurs sudistes plus résolus ne purent participer aux filibusters pour des raisons de santé11b• Par conséquent, le projet de loi finit par être adopté au Sénat le 26 mai (77 votes contre 19), à la Chambre des Représentants le 10 juillet (333 votes contre 85) et finalement signé par le Président Johnson le 6 août 1965.
113 Eastland expliqua qu'advenant l'adoption de cette loi, les représentants du gouvernement fédéral deviendraient d'abord une menace aux libertés (celle de la population sudiste); puis, une menace au système fédéral du gouvernement (à cause de l'intervention du fédéral dans les compétences réservées aux États); et finalement, une menace au principe de séparation des pouvoirs (par le Voting Rights Act, le Congrès aurait voulu supplanter les pouvoirs exécutif et judiciaire). Voir le Congressional Record, 18 mai 1965, p. 10856-10862.
14 Woods, p. 224; Congressional Record, 10 mai 1965, p. 10032; 12 mai 1965, p. 10359; 18 mai 1965,. p. 10864; 26 mai 1965, p. 11740. 15 Les Sénateurs Richard B. Russell de la Géorgie (0), Allen J. Ellender de la Louisiane (0), John
J. Sparkman de l'Alabama (0), George A. Smathers de la Floride (0), et John G. Tower du Texas (R) étaient absents pour cette raison. Oe plus, les Sénateurs Olin O. Johnston de la Caroline du Sud (0), Harry F. Byrd de la Virginie (0) et A. Willis Robertson de la Virginie (0) étaient présents au Sénat, sans être en assez bonne forme pour participer aux filibusters. Voir le Pittsburgh Courier, 27 mars 1965, p.
7.
152
Le passage du Voting Rights Act fut une grande victoire pour les militants des droits civiques. Les Noirs venaient d'obtenir dans les faits les droits inaliénables garantis à tous les citoyens. Le droit à l'éducation égale (1954), le droit de ne pas subir de préjudice dû à la ségrégation et la discrimination raciale (1964) et le droit de vote (1965) en furent des exemples. Nous constatons qu'en l'espace d'une vingtaine d'années, les militants renversèrent complètement la situation politique. En effet, en 1948 les ségrégationnistes dominèrent la scène politique sudiste dans le Dixiecrat Party; mais en 1964, ce furent les Afro-Américains et leurs alliés qui mirent sur pied leur propre parti, le Mississippi Freedom Democratie Party, et prouvèrent le poids politique que les Afro-Américains détinrent désormais.
Paradoxalement, le Sénateur réussit au cours de ces années à diviser profondément le mouvement des droits civiques. L'organisation de la NAACP redoutait l'influence des Communistes à travers le mouvement et la vulnérabilité que cela entraînerait face aux attaques des forces antisubversives. Elle refusa donc de collaborer avec d'autres organisations qui pouvaient éventuellement accepter le soutien des Communistes, comme le SCEF, le CORE ou le SNCC.116 Bientôt, le conservatisme relatif de la NAACP finit par l'isoler et amena le reste du mouvement à se radicaliser pour obtenir de réelles améliorations des conditions de vie des Noirs. On vit l'essor du Black Power et des Black Panthers, un mouvement nationaliste et ouvertement marxiste. Ses membres devinrent de plus en plus influents au sein de la communauté noire, et leurs revendications furent tout à fait différentes de celles de leurs prédécesseurs. Les nouveaux militants ne voulurent pas mettre fin à la ségrégation raciale et intégrer la société blanche, qu'ils perçurent comme corrompue et bourgeoise. L'accès au droit de vote demeura néanmoins important pour que les Noirs conservent leur pouvoir politique tout en restant fiers de leur culture et de leur identité.
116 Woods, p. 224-225.
Épilogue
Après 1965, le Sénateur Eastland perdit progressivement son influence auprès des autres politiciens. Les temps changeaient; après l'adoption des lois de droits civiques en 1964 et 1965, les appuis à la ségrégation raciale se firent plus rares et discrets. Tout ce que les ségrégationnistes avaient voulu empêcher était arrivé; il n'y avait plus d'enjeu rée! pour lequel ils devaient combattre; il n'y avait plus rien à endiguer (du moins, jusqu'à la lutte contre la politique de l'Affirmative Action, soit le principe de discrimination positive, qui apparut dans les années 1970). Même dans ses discours au Sénat, Eastland se fit plus modéré; il n'accusa que rarement les militants des droits civiques et leurs alliés d'être sous la coupe des Communistes. Peut-être qu'il réalisa que ces accusations fallacieuses nuisaient maintenant à sa propre crédibilité, et non à celle des militants.
De même, l'impact des allégations de communisme d'Eastland ne fut plus aussi fort, car les différentes organisations de droits civiques finirent par prouver le bienfondé de leur lutte. Ses militants ne furent plus aussi vulnérables face aux accusations démagogiques; ils réussirent à contrer les agissements d'Eastland en démontrant à la population américaine qu'il était possible d'être un militant libéral sans être communiste. Eastland ne put plus exercer sa domination au sein du Judiciary Committee, car ses adversaires politiques avaient trouvé des moyens de contrer ou de neutraliser sa commission s'il faisait de l'obstruction abusive sur un projet de loi ou une nomination. Ce fut la même chose au sein du SISS : au cours des années qui suivirent, Eastland ne put plus enquêter à sa guise sur les organisations et individus sans avoir de motif valable pour le faire. Cette souscommission devint donc obsolète avec le temps et, dans la foulée de la découverte du scandale du Watergate, on effectua des réformes majeures pour assainir le systéme politique, en abolissant les commissions et sous-commissions d'investigations antisubversives, comme le SISS (en 1977) et le HUAC (en 1975). Ainsi, le combat d'Eastland fut perdu d'avance: tout ce qu'il réussit à faire durant
154
ces années fut de retarder l'inévitable. Paradoxalement, certains membres du White Citizens' Council lui en voulurent parce qu'il n'avait pu empêcher l'intégration raciale dans le Sud du pays.1 D'après James W. Silver, auteur de Mississippi: The Closed Society, certaines personnes encore plus ultra-conservatrices qu'Eastland (comme Elmore Greaves, décrit par Silver comme « le champion des causes réactionnaires perdues ») laissèrent même entendre que le Sénateur était devenu un homme de gauche... 2
Mais sa carriére ne fut pas terminée pour autant: en 1972, suivant la tradition de l'ancienneté au sein du Congrès, le Parti démocrate nomma Eastland au poste de Président pro tempore du Sénat. À cette fonction, il remplaça le vice-président des États-Unis dans son rôle de Président du Sénat ( modérateur dans les débats ) lorsque celui-ci dut s'absenter, ce qui arriva fréquemment. Il est important de savoir qu'Eastland eut ainsi accès aux dossiers ultra-confidentiels de la Maison-Blanche sur tous les sujets, autant en politique intérieure qu'en politique étrangére. Aussi, il devint, selon le XXVe amendement à la Constitution, le troisième dans la ligne de succession de la présidence, derrière le Vice-Président des États-Unis et le Speaker de la Chambre des Représentants. De plus, à deux occasions, Eastland fut promu pour quelques mois à la deuxième position: lorsque le Vice-Président Spiro Agnew démissionna en 1973; ensuite, lorsque le président Nixon démissionna en 1974 dans la foulée du scandale du Watergate. Il s'en fallut donc de peu pour voir le Sénateur Eastland accéder à la présidence des États-Unis. Le Sénateur Eastland demeura Président pro tempore du Sénat jusqu'à sa retraite en 1978. Avec ce poste, il fut pendant longtemps le Mississippien ayant obtenu la plus haute fonction dans le gouvernement américain.
Certaines personnes semblent penser que le Sénateur Eastland n'a agi de manière démagogique que par opportunisme politique. Voici un fait qui, disent-ils,
, Sherrill, "James Easlland: Child of Scorn", p. 195.
2 Silver, p. 330.
155
tendrait à démontrer cette affirmation: à la fin de sa carrière politique, il fut dèsespèré et prêt à modérer ses positions afin de ne pas s'aliéner le nouvel électorat afro-américain aux élections de 1978. Les dirigeants de la NAACP qu'il contacta pour avoir leur appui rejetèrent sa proposition, et le Sénateur, voulant éviter la défaite aux élections, renonça à se représenter pour un septième mandae Par ailleurs, en 1985, ce millionnaire fit un don de 500 $ à la NAACP, soit l'organisation « subversive» qu'il avait combattue sa vie durant...4 En contrepartie, quelques mois avant sa mort en 1986, lorsqu'on lui demanda s'il souhaitait changer quelque chose qu'il avait fait au long de sa carrière, il répondit: "1 voted my convictions on everything.5"
3 New York Times, 20 février 1986, D23; Jackson Clarion-Ledger, 20 février 1986, p. 15 A.
4 Jackson Clan·on-Ledger, 20 février 1986, p. 15 A; Kenneth O. Reilly, Nixon's Piano: Presidents and Racial Politics trom Washington to Clinton, New York, Free Press, p. 376, cité par Thomas Borstelmann, The Cold War and the Color Une, p. 263.
5 New York Times, 20 février 1986, D23.
Conclusion
Le Sénateur James O. Eastland fut, selon nous, bien davantage qu'un simple législateur comme tant d'autres. Il fut extrêmement puissant; pendant une quinzaine d'années au début de la guerre froide, il réussit, en usant de stratégies douteuses, à faire fléchir les différents présidents des États-Unis pour qu'ils prennent des décisions favorables à la ségrégation raciale. Il s'assura le soutien d'un bon nombre de ses collègues législateurs en leur accordant certaines faveurs par lesquelles il s'attendit qu'on lui rende la pareille. Il accusa la Cour suprême des États-Unis d'être influencée par l'idéologie communiste car les décisions qu'elle prenait allaient à l'encontre de ce qu'il souhaitait. Il traita la presse libérale de la même manière, car elle ne le présentait pas d'une manière très flatteuse. Et finalement, tous les individus et organismes ayant pour but de combattre la ségrégation raciale furent dans sa ligne de mire; ils les accusa en bloc d'être sous la coupe du Parti communiste ou de leurs alliés, qu'ils en aient été conscients ou pas.
Le Sénateur Eastland reprocha souvent aux juges de la Cour suprême de transgresser le principe de séparation des pouvoirs en cherchant à légiférer depuis la Magistrature (<< to legislate from the bench »). Compte tenu de notre analyse de l'attitude calomnieuse d'Eastland envers ses adversaires, nous devrions nous demander si ce n'est pas justement Eastland qui chercha à les juger depuis la Législature. De toutes les accusations qu'il porta, bien peu auraient été fondées; la plupart des gens et organismes concernés déniérent formellement toute association de près ou de loin avec des individus et organisations subversifs. Mais bien peu d'entre eux échappèrent à l'opprobre provoquée par les allégations d'Eastland; ils durent subir les conséquences plus ou moins importantes de leur militantisme ou de leur inclinaison.
Le Sénateur Eastland n'apporta que trés rarement les preuves de ce qu'il avança; généralement, les mêmes accusations d'être affilié aux Communistes,
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répétées encore et encore, réussirent à discréditer ses victimes. On vit ce type d'inquisition démagogique à de trés nombreuses reprises aux États-Unis; on n'a qu'à penser, seulement dans les années 1940 et 1950, aux agissements du Sénateur McCarthy et aux Représentants de la Commission HUAC. Cependant, le Sénateur Eastland sévit plus longtemps au sein de sa sous-commission que tous les autres. En tant que chairman de la Commission judiciaire, il fut plus puissant que les autres législateurs; cette fonction lui permit en effet de bloquer des projets de loi sur les droits civiques. De plus, il eut ceci de particulier: étant un politicien sudiste, il diversifia souvent ses cibles et agit surtout dans le but de contrecarrer les individus qui voulurent obtenir l'intégration raciale dans le Sud des États-Unis. Ce fut une maniére facile d'en arriver à ses fins; il fit d'une pierre deux coups en traquant à la fois des militants de l'intégration raciale et des Communistes. Il mit ainsi tous ceux qu'il considéra comme radicaux dans le même panier. Cette tactique eut l'avantage pour lui de s'attirer le soutien de politiciens nordistes qui étaient anticommunistes sans qu'ils eurent a priori quelque chose contre les militants des droits civiques. Et cela fonctionna pendant une longue période; mais il est certain que le Sénateur Eastland aurait voulu que cela continue.
Notre mémoire met en lumière le rôle répressif qu'Eastland a tenu contre le mouvement des droits civiques avec sa campagne anticommuniste. À ce jour, peu d'études se consacrant à la fois à Eastland et à la résistance massive ont été publiées. En fait, celles-ci portaient généralement sur l'analyse d'un événement en particulier, alors que nous, nous tenions à étudier l'évolution de la pensée d'Eastland à long terme, ainsi que l'effet néfaste de son influence dans la société sudiste. À notre connaissance, aucun historien n'avait étudié Eastland sous cet angle auparavant. Notre mémoire contribue donc grandement à l'historiographie. Par ailleurs, nous aimerions rappeler que l'étude de la résistance massive est appelée à se développer dans les prochaines années. Nous constatons que les historiens qui se consacrent à ce champ d'études aujourd'hui sont soucieux de rester impartiaux, davantage que leurs prédécesseurs des années 1950 et 1960. Bien qu'il soit évident que les historiens contemporains aient un parti pris en faveur des militants des droits
cIviques, cela ne nuit généralement pas à leur impartialité dans l'analyse de l'idéologie et des agissements des Sudistes ségrégationnistes. À ce titre, nous nous identifions beaucoup à eux et à leur manière d'étudier "histoire politique.
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